Pour Jacques et Maddly, le grand saut dans le grand océan eut lieu non pas le 23 septembre comme on pourrait le déduire du courrier adressé à Charley, mais le 22. Et n’en déplaise au bon Georges, ce 22 septembre-là, équinoxe d’automne, aujourd’hui on ne s’en fout pas ! Il symbolise en effet le début de la seconde vie du Grand Jacques aux antipodes. Trois ans tout juste, mais trois ans si riches, avant l’équinoxe funeste… Cette existence qu’après tant d’heureux hasards et d’étranges coïncidences, on se retrouve en train de retracer, comme une évidence. « Ce n’est pas moi qui écris, c’est la vie que j’ai vécue. Ce n’est pas moi qui écris, c’était écrit », note Charley Marouani en exergue de son livre. Ce qu’en d’autres termes moins fatalistes, Paul Eluard énonçait ainsi : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »
Ce 22 septembre, donc, « au diable vous partîtes », toi et ta Doudou, dans le sillage de Melville, Conrad, Stevenson et autres capitaines courageux en quête d’inaccessibles étoiles : « Prenez une cathédrale / Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / […] Partez cueillir les étoiles [140] La Cathédrale , chanson écrite en 1977 à Hiva Oa.
… » Le 19 novembre, par « une tempête de ciel bleu », vous touchiez le rivage d’une île inconnue, qui sommeillait pourtant en tes yeux, Grand Jacques, depuis les portes de l’enfance. Tu ne le savais pas encore, mais oui, c’était bien ton île au trésor.
À peine arrivés, voici Charley Marouani qui retrouve sa cabine à bord de l’ Askoy , début décembre, après un périple aérien de plusieurs jours : Paris-Los Angeles, Los Angeles-Tahiti et de là, de l’aéroport de Faa’a, de longues heures encore jusqu’aux Marquises dans un petit coucou inconfortable, avec des escales aux Tuamotu puis à Nuku Hiva. Le bout du monde, vraiment ! Là où l’on est censé marcher sur la tête… « Je suis resté dix jours avec eux, confie-t-il [141] À l’auteur.
. Dix jours merveilleux, d’amitié et de fraternité partagées. On n’a pas bougé du bateau, ancré à Tahauku, sauf pour se rendre à terre. Jacques n’avait plus envie de naviguer. Il avait fait le tour de la question. Il faut dire que l’ Askoy était particulièrement lourd et difficile à manier. Et puis la traversée du Pacifique l’avait visiblement fatigué. » Cela ne l’empêche pas pour autant d’être heureux. Il pense probablement que sa maladie, elle aussi, est de l’histoire ancienne. À aucun moment, du reste, il ne l’évoque auprès de son ami. En revanche, il lui annonce son intention de s’installer à Hiva Oa. Et Charley de préciser que, si Jacques lisait beaucoup (il avait une importante bibliothèque à bord), il écrivait aussi et « commençait même à caresser le projet d’un nouvel album. Après tout, il avait signé un contrat “à vie” avec la maison Barclay et le plaisir de chanter devait toujours sommeiller un peu en lui [142] Charley Marouani, op. cit.
».
Le fameux « contrat à vie » ! En fait, un contrat de trente-trois ans, la mention « à vie » n’ayant aucune valeur juridique, mais trente-trois ans renouvelables ! Signé le 3 mars 1971 par Brel et Barclay, cela faisait de chacun des deux hommes, à son expiration théorique, des plus que centenaires ! L’idée provenait évidemment de Jacques qui, fidèle en amitié et conscient de son poids commercial dans la maison, avait vu le moyen pour Eddie Barclay de faire face aux difficultés financières que rencontrait alors son label, en rassurant les créanciers et en faisant taire les rumeurs de dépôt de bilan. Après la mort de l’artiste, le producteur résumera les tenants et aboutissants de cette affaire à Paroles et Musique : « Un jour, Brel, avec qui j’avais des rapports constants, m’a dit : “Je me sens en pleine communion avec toi, et donc je voudrais qu’on signe un contrat à vie.” Il ne me demandait rien en contrepartie ! C’était un cadeau somptueux qu’il me faisait. […] Là-dessus, je vais voir mon avocat pour savoir comment l’établir, et mon avocat me dit : “Juridiquement, on ne peut pas faire ça.” Alors, il m’a proposé la formule de signer deux contrats de trente-trois ans successifs, ce qui en pratique revenait au même [143] Paroles et Musique n° 21, juin 1982 (propos recueillis par Jacques Vassal).
. »
Formidable générosité du Grand Jacques qui, pour un ami dans l’adversité, n’hésitait pas à s’engager à ne plus jamais enregistrer ailleurs que chez lui ! Par chance, moralement s’entend, il n’eut pas à connaître la triste issue de cette histoire, qu’il aurait forcément vécue comme une trahison : la vente par Eddie Barclay, en 1979, de sa firme au concurrent Philips… avec lequel Jacques avait justement rompu, fâché, en 1962, pour rejoindre l’écurie Barclay. « Il a quitté Philips avec un contrat en cours (il y a eu un procès) en leur disant que c’était pour aller chez moi, racontera l’homme au cigare. On s’était déjà rencontrés, mais je ne lui avais jamais rien proposé et c’est lui qui a fait le premier pas [144] Ibid.
. » Mais c’est là une autre histoire, tout comme la « non-campagne » de marketing, habilement orchestrée par Barclay à la sortie de l’album des Marquises , qui fera alors de celui-ci — au grand dam de Brel qui souhaitait une sortie discrète, sans la moindre participation de sa part — le disque le plus vendu (et même le plus précommandé avec plus d’un million d’exemplaires) de toute l’histoire phonographique.
On y reviendra. Pour l’heure, nous avons tout juste bouclé le tour du monde du capitaine Brel, à jamais interrompu en Polynésie, où Bernard Moitessier, le mythique navigateur solitaire, avait lui aussi définitivement jeté l’ancre [145] Engagé en 1968 dans la première course autour du monde, sans escale et en solitaire, Bernard Moitessier parviendra le premier devant la ligne d’arrivée. Mais, au lieu de la couper « et d’empocher la double récompense promise — une petite fortune pour l’époque —, il vire de bord au dernier moment et met le cap sur une destination inconnue ! Dès lors, sa légende est en marche. La presse se passionne pour ce “hippie des mers”, chevelu et barbu, qui vient de renoncer, d’un simple coup de barre, aux honneurs et à l’argent qui lui étaient dus. Ce geste incroyable, au lendemain de mai 1968, prend une résonance inouïe. Plus qu’un héros, Moitessier devient un symbole vivant ». (Marc Robine, op. cit. ) Parti de Plymouth, en Angleterre, le 22 août 1968, il touchera terre à Tahiti, le 21 juin 1969, après dix mois de solitude et un périple d’environ soixante-dix mille kilomètres ; la plus longue distance jamais parcourue, d’une traite, par un navigateur solitaire. Puis il s’installera définitivement en Polynésie, d’abord sur l’atoll d’Ahé, dans l’archipel des Tuamotu, ensuite à Moorea (1978), et racontera ce voyage aux allures initiatiques dans La Longue Route , qui, plus qu’un récit maritime, est une véritable réflexion philosophique sur la vanité, les faux-semblants, le pouvoir et l’argent. Bernard Moitessier est décédé le 16 juin 1994.
. Le 19 décembre 1975, à peine son camarade Charley Marouani a-t-il regagné Paris qu’il lui écrit : « C’est tout vide sans toi ! Askoy souffre de manque. Tu sais, j’aurais tant aimé être en forme durant ton séjour. Mais je porte les fatigues de deux mois de mer. Comment te dire la joie que fut ta présence ? Je crois n’avoir plus grand-chose en dehors de toi. Et je ne sais plus rien que le luxe des relations humaines. »
S’il a sans doute mal aimé les femmes, ou pas su comment les aimer (du moins avant son voyage au bout de vie), s’il n’a « pas bien compris les femmes », comme il l’avouait dans ses inoubliables interviews, Jacques Brel a fait de l’amitié, en revanche, un véritable chef-d’œuvre. Deux ans plus tôt, le 1 er janvier 1974, s’adressant à son « tendre Charley », il n’avait pas laissé le moindre doute sur son amour de l’amitié. C’était lors d’une nuit pas comme les autres, dans la baie de Cumberland aux Petites Antilles, sur le pont du Korrig , le navire-école où il s’initiait à la navigation hauturière…
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