Le 3 septembre 1975, quelques jours avant d’entamer cette traversée du Pacifique, Jacques écrit à celui qui n’est plus son imprésario mais reste un fidèle ami, Charley Marouani : « Déjà un an que Jojo est mort ! Cela va vraiment de plus en plus vite. Et j’espère qu’il ne s’ennuie pas trop en m’attendant. » Il ajoute : « Durant quarante-cinq jours de mer [123] Il lui en faudra quatorze de plus, à cause du pot au noir…
, je penserai bien à toi et je sais que tu penseras à moi. À la joie de te revoir… » De fait, Charley sera l’une des rares relations « d’avant » à lui rendre visite, voire le seul à le faire à plusieurs reprises (c’est lui aussi qui hébergera Jacques à chacun de ses retours en Europe). D’abord aux Antilles, quelques mois auparavant, Charley étant un pêcheur passionné ; plus tard à Tahiti avec Henri Salvador, durant l’automne 1976, et entre-temps à Hiva Oa, quelques jours seulement après l’amarrage en rade d’Atuona.
La correspondance entre Jacques Brel et Charley Marouani ne cessa jamais, du jour où le premier se tourna vers le large. Ainsi celui-ci — depuis Puerto Rico de Gran Canaria, après ce fameux Noël passé en compagnie d’Antoine qui ferait à tort (surtout pour le globe-flotteur !) couler tant d’encre et de fiel — annonçait-il à son ex-agent, qualifié systématiquement de « tendre Charley », son départ pour « l’autre côté » de l’Atlantique, les Antilles : « Voilà Charley. Je m’en vais, un peu crevé, mais il faut bien bouger, il faut bien vivre. » Un mois plus tard, le 29 janvier 1975, à Fort-de-France, il dressait l’état des lieux : « Eh bien, tu vois, ça y est, on est arrivés et après une traversée qui n’a pas été de tout repos, car cette année, vraiment, le temps est très perturbé. […] Mais on est bien heureux d’y être ! La santé semble convenable, mais ce n’est pas la grande forme et je ne peux que traiter tout cela par le mépris. France a été malade presque tout le temps et elle a débarqué ici. Nous ne sommes donc que deux à bord et cela fait beaucoup de travail. C’est bien. Comme ça, on ne pense à rien. »
La veille, dans son journal de bord, le capitaine avait écrit, le cœur sans doute en déroute, après un accrochage avec France : « Le capitaine n’a plus d’enfants ! » Mais s’il déclare à Maddly, selon elle : « Je suis heureux d’être orphelin de mes filles » (sachant que, chez lui, le sens de la formule l’emporte souvent sur le fond de sa pensée), Prisca Parrish constatera au contraire que « le manque de ses filles fait souvent surface. […] France adore son père et je suis sûre que Jacques l’adore, mais ils ont un problème d’incommunicabilité ».
Le père et la fille — peut-être celle des trois qui lui était le plus proche ; celle qui, d’ailleurs, créera et dirigera plus tard la Fondation internationale Jacques-Brel — ne se reverront qu’une seule fois, en juin de l’année suivante, dans la clinique de Bruxelles où Jacques reviendra pour des examens de contrôle. Dernière fois aussi pour Miche, invitée au restaurant en tête à tête et dont Jacques ne divorcera jamais, continuant même de correspondre régulièrement avec elle. Puis pour Pierre, le frère aîné pour lequel Jacques fera spécialement un aller-retour depuis Paris, rien qu’avec Charley qui l’héberge alors chez lui, à Neuilly. Ce soir de juin 1976, le moral semblait au beau fixe, comme l’indiquera ce témoignage du directeur du Prince de Liège, un restaurant situé près de la cartonnerie familiale, à Anderlecht, où Jacques et Pierre Brel s’étaient déjà retrouvés à plusieurs reprises : « Il avait apporté un album et il montrait, assez fièrement, les photos de sa maison, dans les îles [124] Eddy Przybylski, op. cit.
. » Sans doute Jacques espérait-il convaincre Pierre et sa compagne Béatrice de leur rendre visite.
Dans la dernière lettre qu’il lui adressera d’Atuona, il le lui suggère encore de façon implicite : « J’aimerais bien que l’on puisse se revoir avant dix ans ! Peut-être irons-nous en Europe dans un an. Et peut-être que vous deux… » Mais, on connaît la chanson, que ce soit à Orly ou à Hiva Oa, « la vie ne fait pas de cadeau ». La lettre était datée du 10 mai 1978. Cinq mois plus tard, quasiment jour pour jour, Jacky, le frère cadet, aura tiré sa révérence. C’est toute l’histoire des adieux à la ville de Jacques Brel : des adieux manqués, à l’inverse de ses adieux à la scène qui restent un modèle du genre, un exemple inégalé. En montrant ses photos d’Atuona à son aîné, pressentait-il cette sortie manquée, l’interdiction de nouveaux rendez-vous fixée, sans appel possible, par le destin ? Jacques, en tout état de cause, ne reverra plus aucun membre de sa famille. Jamais non plus il ne reviendra dans sa ville natale ; là où avait vécu son grand-père, où avait vécu sa grand-mère : « Il attendait la guerre / Elle attendait mon père / Ils étaient gais comme le canal / Et on voudrait que j’aie le moral [125] Bruxelles , 1962 © Nouvelles Éditions musicales Caravelle/Pouchenel.
… »
Après ce dîner fraternel, Jacques et Charley quittèrent aussitôt Bruxelles pour regagner Paris en voiture. Là, lors de ce bref séjour dans la capitale française, juste avant de retrouver les Marquises, via Haïti et Papeete (c’est à cette occasion, rappelons-le, qu’aura lieu la rencontre avec le pilote Michel Gauthier), Jacques surprendra Charley par une repartie en totale contradiction avec l’optimisme affiché plus tôt auprès de son frère. À un chauffeur de taxi qui, l’ayant reconnu dans la rue, quitta brusquement sa voiture pour lui avouer son admiration et lui demander : « Quand vous reverra-t-on sur les planches ? », il répondit, l’air de rien, le sourire aux lèvres : « En fait de planches, je crois qu’on m’en prépare d’autres… » On imagine aisément la gêne, voire la stupeur, de son interlocuteur !
L’interprète-né jouait-il un rôle, capable qu’il était sur l’instant, rien que pour le plaisir d’un bon mot, sinon à travestir la réalité du moins à l’adapter à la situation présente ? Ou l’homme, déjà, ne se berçait-il guère d’illusions quant à son ultime sortie ? Ce jour-là, quoi qu’il en soit, le Grand Jacques a sans doute songé aux célèbres et angoissants octosyllabes de son ami Georges : « Est-il encore debout le chêne / Ou le sapin de mon cercueil [126] Le Testament , Georges Brassens, 1955.
? »
Mais n’anticipons pas. Nous étions aux Antilles, à la mi-février 1975. Charley Marouani vient d’atterrir à Fort-de-France, histoire de s’offrir quelques jours de repos, sur le bateau de Jacques, en s’adonnant tranquillement à sa passion pour la pêche en mer… Question tranquillité, toutefois, l’affaire fait long feu car c’est là que les paparazzi entrent en scène ! À bord du Kalais , qui avait navigué de conserve avec l’ Askoy depuis les Canaries, Vic et Prisca sont également présents. « Ça devient insupportable ! raconte celle-ci [127] Prisca Parrish, op. cit.
. On ne peut plus se baigner sans être harcelés par les photographes. Nous hurlons des insultes. On essaie de les éloigner. Rien n’y fait. »
Le 27 février, dans une lettre à son frère Pierre [128] Thierry Denoël, Pierre Brel, le frère de Jacques , Le Cri, Bruxelles, 1993.
, auquel il a lancé quinze jours plus tôt une invitation permanente à bord de l’ Askoy , Jacques confirme les faits : « Ce soir, mouillage à Anse Deshaies, petite crique bien abritée de la Guadeloupe où je tente, en vain, de fuir les journalistes. Hier, j’ai entendu à la radio que j’étais en train de mourir à Bruxelles, c’est charmant ! » Il aurait pu ajouter, à l’instar du malicieux et impassible Brassens (à l’écoute lui aussi, quelque temps plus tôt, de l’annonce de sa propre mort) : « C’est très nettement exagéré ! »
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