Bref, je m’étais mis en tête de faire dire à l’épouse une gentillesse sur mon frère. Je voulais entendre cela une fois. Une seule fois. C’était une idée idiote, j’aurais pu m’en passer mais j’ai dû me raconter que la satisfaction de ce désir à ce moment précis m’était vitale. (On ne pense qu’à soi et je suis capable de ce genre d’idiotie.)
J’ai donc arrêté la voiture devant le cimetière. Nous nous sommes rendus sur la tombe et là j’ai demandé à l’épouse de me dire quelque chose de gentil sur mon frère. J’ai précisé, n’importe quoi, une douceur, un bon moment, un détail qui t’émeuve, quelque chose qui te fasse plaisir. Rien qu’une fois, s’il te plaît. Elle s’est tue, d’abord. Elle réfléchissait. Elle plissait son front bombé. Dieu que cette fille avait été jolie ! Nos vies étaient presque passées mais le souvenir vivace de la beauté régnait encore sur ce visage crispé par la réflexion. Elle plissait le front. Elle réfléchissait avec beaucoup de sérieux. Elle fouillait en son couple. Un beau souvenir allait surgir, pêché peut-être dans les profondeurs de leur jeunesse. J’étais attentif comme au-dessus d’un cadeau qu’on ouvre. Front plissé, sourcils froncés, bouche contractée, elle dit enfin :
— Je ne l’ai jamais trompé.
Il n’y a guère lieu, semble-t-il, de pousser plus loin ce récit. L’imagination suppléera aisément au maigre exposé de l’enterrement du pauvre Bartleby. Mais avant de vous quitter, si ce petit récit vous a suffisamment intéressé pour éveiller votre curiosité à l’endroit de Bartleby et du genre de vie qu’il avait pu mener avant notre rencontre, tout ce que je puis répondre c’est que je partage pleinement ladite curiosité mais que je suis complètement incapable d’y satisfaire.
Toutefois, je ne sais si je dois divulguer certaine petite rumeur qui vint à mon oreille quelques mois après le décès du scribe. Sur quel fondement reposait-elle, je n’ai jamais pu le découvrir, aussi suis-je incapable de dire dans quelle mesure elle est vraie.
Quoi qu’il en soit la rumeur en question voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au rebut de Washington, et qu’il en eût été soudainement chassé par un changement administratif. Quand je songe à cette rumeur, je puis à peine exprimer l’émotion qui s’empare de moi.
Les lettres au rebut !
Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ?
Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance ; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes ?
Car on les brûle
chaque année
par charretées.
Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ;
un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ;
un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords ;
un espoir pour des êtres qui moururent désespérés ;
de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur.
Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.
Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité !
Aujourd’hui, le destin des morts est d’occuper les fonds d’écran. Je vois cette photo tous les matins en allumant mon ordinateur et la retrouve quand je referme ma page d’écriture : mon frère et moi assis sur un muret. J’ai trois ans. Il en a huit. Je suis le blond, il est le brun, je suis devant, il est derrière. Il me tient entre ses mains et, quoique tournant sans réticence son visage vers le photographe, il pose sur lui un regard qui installe une tranquille distance. Pourtant ce regard n’est pas méprisant. Pourtant ces mains ne sont pas possessives. Les mains ne cramponnent pas, le regard ne dit pas chasse gardée ce petit frère est à moi. Le regard songe, les mains protègent. Tout juste empêchent-elles le petit de tomber du muret. Ce qui pourrait bien arriver car le petit semble plein de vie. Regardez-les, le grand et le petit. Le grand est assis, tranquillement occupé à protéger le petit qui semble prêt à tout : il va se lever, il va vivre, il va rater sa scolarité mais il va jouer, rire, aimer, enseigner, écrire, publier, il va monter sur scène, il va, comme on dit, « réussir » entre les mains discrètement protectrices du grand, toujours assis sur le muret. En quoi consistait-elle, cette protection ? En une courte phrase, par exemple, que le grand prononça un soir où le petit, revenu de l’école avec des résultats effroyables, s’était plaint d’être si con. Le petit s’était rué dans leur chambre, s’était jeté sur son lit et, quoique victime d’un chagrin authentique, avait donné une représentation théâtrale de son désespoir : Je suis con ! je suis con ! je suis con ! répété une bonne dizaine de fois en martelant son oreiller, comme il l’avait peut-être vu faire au cinéma.
À quoi le grand avait répondu, en interrompant un instant sa lecture et d’une voix on ne peut plus calme et convaincante :
— Mais non, si tu étais con, je le saurais.
Ils vont à Emmanuelle Phélippeau-Viallard, qui nous accompagna loin, Bartleby et moi, à Françoise Molénat, qui eut la juste intuition de ce qu’était mon frère, et à Monique Prat, pour les cinq années que dura leur conversation.
Les textes de Bartleby le scribe d’Herman Melville, choisis par l’auteur en vue d’une adaptation de la nouvelle au théâtre et reproduits ici, sont extraits de la traduction de Pierre Leyris (« Folio Bilingue » n° 115, Éditions Gallimard).
Eh Toto, Car c’est bien la plus belleu, La plus sensationnelleu La plus ceci cela Et la plus la plus et tout ça. J’sais pas si tu t’rends compteu, Mais dès qu’on la rencontreu, On s’dit : Ouh là ! Ouh là là là tiens la voilà. Salut Irma Tu viens au cinéma ? Non . Mon frère ne me dit rien de ce chagrin d’amour. Il ne m’en parla tout simplement jamais. Et je n’ai jamais sollicité ses confidences. Ce fut un chagrin ravageur et durable. Il changea définitivement la qualité de sa solitude. Dans la maison du peintre nous jouions aux échecs. Nos parties duraient. Quand nous étions en famille, notre mère s’étonnait de nous voir penchés pendant plusieurs jours sur la même partie. C’est qu’à chaque coup ou presque nous prévenions l’autre des dangers dont nous le menacions : — Non, regarde, si tu joues ça je place mon cheval en E7, ta tour et ton fou sont pris en fourchette. Tu pourrais t’en foutre puisqu’en sauvant ta tour tu figes ma ligne de roque et que mon cheval sera pris si je mange ton fou, mais mon fou à moi, le noir, a été libéré par le déplacement du cheval et regarde ce qu’il y a au bout de sa diagonale si tu prends mon cheval avec le tien… De retour à Aix, je le savais seul dans la maison du peintre. Je décidai de lui présenter des amies. Ce fut une idée inopérante.
paroles et musique de Boby Lapointe © Warner Chappell Music France, 1962.
Photographie 61 Aujourd’hui, le destin des morts est d’occuper les fonds d’écran. Je vois cette photo tous les matins en allumant mon ordinateur et la retrouve quand je referme ma page d’écriture : mon frère et moi assis sur un muret. J’ai trois ans. Il en a huit. Je suis le blond, il est le brun, je suis devant, il est derrière. Il me tient entre ses mains et, quoique tournant sans réticence son visage vers le photographe, il pose sur lui un regard qui installe une tranquille distance. Pourtant ce regard n’est pas méprisant. Pourtant ces mains ne sont pas possessives. Les mains ne cramponnent pas, le regard ne dit pas chasse gardée ce petit frère est à moi. Le regard songe, les mains protègent. Tout juste empêchent-elles le petit de tomber du muret. Ce qui pourrait bien arriver car le petit semble plein de vie. Regardez-les, le grand et le petit. Le grand est assis, tranquillement occupé à protéger le petit qui semble prêt à tout : il va se lever, il va vivre, il va rater sa scolarité mais il va jouer, rire, aimer, enseigner, écrire, publier, il va monter sur scène, il va, comme on dit, « réussir » entre les mains discrètement protectrices du grand, toujours assis sur le muret. En quoi consistait-elle, cette protection ? En une courte phrase, par exemple, que le grand prononça un soir où le petit, revenu de l’école avec des résultats effroyables, s’était plaint d’être si con. Le petit s’était rué dans leur chambre, s’était jeté sur son lit et, quoique victime d’un chagrin authentique, avait donné une représentation théâtrale de son désespoir : Je suis con ! je suis con ! je suis con ! répété une bonne dizaine de fois en martelant son oreiller, comme il l’avait peut-être vu faire au cinéma. À quoi le grand avait répondu, en interrompant un instant sa lecture et d’une voix on ne peut plus calme et convaincante : — Mais non, si tu étais con, je le saurais.
collection personnelle.