- Je les ai vus comme je vous vois ! hurle le paysan, complètement déboussolé. Ils sont énormes et bien organisés, il y a même un chef qui leur donne des ordres !
Le lieutenant échange un regard complice avec Simon, son partenaire.
- Écoute, Francis, on a autre chose à faire en ce moment que de courir après tes satanés grillons ! Il y a un rôdeur qui circule dans les environs. Un individu très suspect et probablement extrêmement dangereux !
- On compulse toutes les fiches pour voir s'il a déjà été signalé, explique Simon en montrant un paquet d'avis de recherche.
Ils ont eu beau chercher parmi tous ces malfrats, pilleurs de banques, détraqués et autres échappés d'asile, ils n'ont rien trouvé d'aussi laid que Maltazard.
- Allez, rentre chez toi ! dit le lieutenant au paysan, toujours aussi perdu.
- Je vous aurais prévenus ! Il faudra pas vous plaindre le jour où ils envahiront la ville ! insiste-t-il, un doigt menaçant pointé vers les policiers, qui se mettent évidemment à rire.
- Le jour où les criquets géants envahissent la ville, je te paye un coup ! lance le lieutenant, sûr de lui.
Mais soudain, Simon ne sourit plus et il tape sur l'épaule de son chef. Devant la grande baie vitrée du commissariat, ils voient un moustik démesurément grand, immobile dans le ciel, un séide sur son dos.
Simon a la mâchoire qui va se décrocher. Il n'a jamais rien vu de pareil depuis le tir de cinquante-trois mètres de Tony Montero qui a fini au fond des filets, quelques secondes avant la fin de la finale du département. Le lieutenant Baltimore n'arrive pas non plus à croire ce qu'il voit.
- Ce... ce n'est pas un grillon, c'est... un moustique !
- Tu n'es qu'un mauvais joueur ! dit le paysan en haussant les épaules. Tant pis pour toi ! J'irai boire mon coup tout seul ! ajoute-t-il en quittant le bureau de police.
A l'extérieur, le ciel s'est assombri. Les policiers s'avancent timidement vers l'entrée et rejoignent Francis, qui s'est arrêté sur le pas de la porte. Le ciel de la ville est maintenant tout noir. Ce n'est pas le soleil qui se couche ou l'orage qui s'annonce, mais ce sont des centaines de moustiks géants qui cachent le soleil, aussi efficaces qu'un gros nuage de pollution. Le spectacle est impressionnant et rappelle ces tristes images de la dernière guerre, où les avions allemands obscurcissaient le ciel de Londres.
- Et ça, c'est pas vraiment une invasion, c'est juste un débarquement, c'est ça ! lance le paysan avec ironie.
Une pensée traverse alors l'esprit du lieutenant Martin Baltimore : pourquoi diable a-t-il demandé à être muté dans ce pays de fous ? Il se tourne vers son coéquipier qui ne respire plus depuis longtemps.
- Simon ? Je crois qu'on va avoir besoin de renforts !
L'abeille de garde, qui stationne à l'entrée de la ruche, se demande bien pourquoi elle a demandé sa mutation dans la police de l'air, au lieu de rester tranquillement au fond d'une alvéole. C'est vrai que, quand on voit cette grande échelle qui monte doucement vers la ruche, ça ne donne pas envie de jouer les premiers rôles. L'abeille se penche vers sa collègue.
- Je crois qu'on va avoir besoin de renforts !
Arthur et ses amis sont toujours devant la reine qui travaille et souffre de plus en plus. L'abeille de garde vient alerter la souveraine. Celle-ci n'est pas fâchée de s'arrêter un instant pour pouvoir reprendre son souffle. Elle s'informe d'abord attentivement des paramètres du problème et donne ensuite ses ordres. Brusquement, c'est l'effervescence dans la ruche. Les moteurs vrombissent, les dards se tendent, les pelotons se mettent en rang, les cohortes s'organisent.
Napoléon a dû sûrement observer les abeilles, pour avoir eu à ce point le sens militaire. Mais Arthur sait déjà que le combat sera inégal. Les abeilles sont supérieures en nombre, mille fois mieux organisées, mais l'arme de l'homme est radicale et ne laissera pas de survivant. C'est une guerre entre deux mondes. D'un côté l'abeille, vieille combattante depuis des millions d'années, très attachée aux valeurs traditionnelles. De l'autre, l'homme, mutant qui s'adapte à tout et capable de fabriquer des bombes suffisamment puissantes pour anéantir son propre environnement. C'est comme si de vieux samouraïs se battaient avec honneur et dignité contre une bombe atomique.
Près du camion, le commandant des pompiers a fini de préparer son mélange diabolique. Il n'a plus qu'à le charger dans son énorme seringue. Ça ressemble d'ailleurs plus à une pompe à vélo qu'à une seringue. En actionnant le manche, il enverra un gaz mortel dans la ruche et pourra ainsi la décrocher de l'arbre.
Armand a du mal à cacher sa satisfaction. Il va, d'un seul coup, se venger de toutes les humiliations qu'il a subies, tous ses pièges tendus qui ont été déjoués par on ne sait quel miracle. Nous sommes les seuls à savoir que le miracle en question s'appelle Arthur, son propre fils, qui est actuellement au fond de la ruche que son père s'apprête à faire gazer. La vengeance et la stupidité risquent de coûter la vie à son enfant, alors qu'un peu de gentillesse aurait épargné tout le monde. Rose est venue, à la demande de son mari. Il la veut à ses côtés pour ce grand moment de bonheur. Mais Rose ne sait pas qu'une tragédie se prépare. Elle regarde cette ruche et ces petites abeilles affolées qui protègent l'entrée de leur temple, comme des moines à l'arrivée des barbares. Ça ne lui plaît pas à Rose, de voir toutes ces petites bêtes périr dans la souffrance. Elle ne les entendra pas hurler de douleur, mais elle les imaginera, et c'est parfois pire.
- Tu ne crois pas qu'on ferait mieux de chercher notre fils, au lieu de nous occuper des abeilles ?
Elle est toujours gentille, Rose, quand elle dit quelque chose, mais une oreille attentive aura décelé un ton de reproche dans ses paroles.
- Dès qu'on aura fini avec ces foutues abeilles, je m'occupe d'Arthur ! répond Armand, déjà trop excité pour renoncer.
Il ignore qu'en s'occupant des abeilles, il va aussi s'occuper de son fils. Il n'aura plus besoin de le chercher, son cadavre sera juste devant lui, au fond de la ruche.
Mais Arthur n'est pas encore mort et de toute façon, les héros ne meurent jamais, puisqu'ils sont toujours vivants dans nos cœurs.
Arthur est au bord de la ruche et observe tout ce petit monde qui s'affaire. Il aimerait les prévenir, leur hurler qu'il est dans la ruche, mais il sait qu'ils n'entendront rien et que sa mère va assister impuissante à sa lente agonie. De toute façon, même s'il parvenait à les prévenir, personne ne croirait qu'il mesure deux millimètres et qu'il est au fond d'une ruche. Personne, à part peut-être sa mère.
- Mais bien sûr ! s'écrie Arthur, qui a soudain une idée pour sauver tout le monde.
Elle est un peu compliquée, mais qui ne tente rien n'a rien. De plus, personne dans cette foutue caserne n'a d'autre idée que de mourir héroïquement, version Pearl Harbour, on pique vers l'ennemi en poussant un grand cri et on plante un dard avant de mourir. C'est peut-être héroïque, mais vu que tous les pompiers sont protégés par des grillages, les abeilles ne risquent pas de décimer les troupes ennemies. La solution d'Arthur est donc la meilleure. Il attrape l'abeille porteuse par une patte et lui fait signe de se rapprocher du traducteur.
- Dehors, il y a une femme dans une robe à fleurs, c'est la seule qui peut faire arrêter ce massacre si j'arrive à la prévenir de ma présence parmi vous.
- Pourquoi ? demande le traducteur.
- Parce que c'est ma mère et que je ne crois pas qu'elle laissera son fils se faire gazer sous ses yeux ! affirme le jeune garçon.
L'abeille porteuse a bien compris la situation, mais ne voit pas comment elle peut alerter cette femme. L'abeille ne parle pas le langage humain et il y a de fortes chances que Rose ne comprenne rien au langage des abeilles.
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