Les Mille Et Une Nuits Tome II
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«D’abord dès que j’aurai épousé la fille du grand vizir, je lui achèterai dix eunuques noirs des plus jeunes et des mieux faits. Je m’habillerai comme un prince; et, monté sur un beau cheval qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or relevée de diamants et de perles, je marcherai par la ville accompagné d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du vizir aux yeux des grands et des petits, qui me feront de profondes révérences. En descendant chez le vizir au pied de son escalier, je monterai au milieu de mes gens, rangés en deux files à droite et à gauche, et le grand vizir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse de mille pièces d’or que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une, et la lui présentant: Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai promises pour la première nuit de mon mariage, et lui offrant l’autre: Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous marquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne promets. Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le monde que de ma générosité.
«Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part par quelque officier, sur la visite que j’aurai faite au vizir, son père; j’honorerai l’officier d’une belle robe et le renverrai avec un riche présent. Si elle s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas et je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement, pour quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti, et quand je voudrai bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle le soir, je serai assis à la place d’honneur, où j’affecterai un air grave sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu, et pendant que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses femmes, qui seront autour d’elle, me diront: «Notre cher seigneur et maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous; elle attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas seulement la regarder. Elle est fatiguée d’être si longtemps debout; dites-lui au moins de s’asseoir.» Je ne répondrai rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. Elles se jetteront à mes pieds, et après qu’elles y auront demeuré un temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin la tête et jetterai sur elles un regard distrait, puis je me, remettrai dans la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront dans son cabinet pour lui faire changer d’habit, et moi, cependant, je me lèverai de mon côté et prendrai un habit plus magnifique que celui d’auparavant. Elles reviendront une second fois à la charge; elles me tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant d’instances et aussi longtemps que la première fois. Je commencerai, dès le premier jour de mes noces, à lui apprendre de quelle manière je prétends en user avec elle le reste de sa vie.»
La sultane Scheherazade se tut à ces paroles, à cause du jour qu’elle vit paraître. Elle reprit la suite de son discours le lendemain, et dit au sultan des Indes:
CLIV NUIT.
Sire, le barbier babillard poursuivit ainsi l’histoire de son cinquième frère: «Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de la main d’un de mes gens, qui sera près de moi, une bourse de cinq cents pièces d’or que je donnerai aux coiffeuses afin qu’elles me laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle, le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul mot. Le lendemain elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris et de mon orgueil à sa mère, femme du grand vizir, et j’en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec respect et me dira: «Seigneur (car elle n’osera m’appeler son gendre, de peur de me déplaire en me parlant si familièrement), je vous supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille et de vous approcher d’elle. Je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire et qu’elle vous aime de toute son âme.» Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une syllabe et je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois et me dira: «Seigneur, serait-il possible que vous soupçonnassiez la sagesse de ma fille? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les yeux et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mortification: faites-lui la grâce de la regarder, de lui parler et de la fortifier dans la bonne intention qu’elle a de vous satisfaire en toute chose.» Tout cela ne me touchera point; ce que voyant ma belle-mère, elle prendra un verre de vin, et le mettant à la main de sa fille mon épouse: «Allez, lui dira-t-elle, présentez-lui vous-même ce verre de vin, il n’aura peut-être pas la cruauté de le refuser d’une si belle main.» Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle verra que je ne tournerai point la vue de son côté et que je persisterai à la dédaigner, elle me dira, les larmes aux yeux: «Mon cœur, ma chère âme, mon aimable seigneur, je vous conjure par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de vin de la main de votre très-humble servante.» Je me garderai bien de la regarder encore et de lui répondre. «Mon charmant époux, continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez.» Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible et lui donnerai un bon soufflet sur la joue en la repoussant du pied si vigoureusement, qu’elle ira tomber bien loin au-delà du sofa.»
«Mon frère était tellement absorbé dans ces visions chimériques, qu’il représenta l’action avec son pied, comme si elle eût été réelle; et par malheur il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brisée en mille morceaux.
«Le tailleur, son voisin, qui avait ouï l’extravagance de son discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. «Oh! que tu es un indigne homme! dit-il à mon frère. Ne devrais-tu pas mourir de honte de maltraiter une jeune épouse qui ne t’a donné aucun sujet de te plaindre d’elle? Il faut que tu sois bien brutal pour mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne! Si j’étais à la place du grand vizir, ton beau-père, je te ferais donner cent coups de nerfs de bœuf, et te ferais promener par la ville avec l’éloge que tu mérites.»
«Mon frère, à cet accident si funeste pour lui, rentra en lui-même; et voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il se frappa le visage, déchira ses habits et se mit à pleurer en poussant des cris qui firent bientôt assembler les voisins et arrêter les passants qui allaient à la prière de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il s’était mise en tête s’était dissipée avec son bien, et il pleurait encore son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle vit mon frère excita sa compassion; elle demanda qui il était et ce qu’il avait à pleurer. On lui dit seulement que c’était un pauvre homme qui avait employé le peu d’argent qu’il possédait à l’achat d’un panier de verrerie, que ce panier était tombé et que toute la verrerie s’était cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un eunuque qui l’accompagnait: «Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez sur vous.» L’eunuque obéit et mit entre les mains de mon frère une bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame; et après avoir fermé sa boutique, où sa présence n’était plus nécessaire, il s’en alla chez lui.
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