— Vous connaissez Liebowitz ? demandai-je.
— Bien sûr, répondit-il, agacé. Tous les journalistes politiques qui ont déjà approché Copeland savent qui est Blunt Liebowitz : son garde du corps personnel. Il gravite dans son entourage depuis longtemps. C’est l’oncle de Zorah Zorkin.
C’était la deuxième fois que j’entendais ce nom. Alan éclaira ma lanterne :
— Zorah Zorkin est l’ombre de Copeland. C’est sa directrice de campagne et sa principale conseillère. Elle l’accompagne dans tous ses déplacements. Elle a travaillé à son cabinet lorsqu’il était gouverneur et, avant ça, c’est elle qui avait manœuvré pour le faire élire à la mairie de Philadelphie. Je ne vous dis pas que Copeland est une marionnette, mais, sans Zorah, il serait encore prof de droit à Penn.
— Pourquoi je ne vois pas du tout qui c’est ?
— Parce qu’elle est discrète et que le grand public ne connaît pas vraiment les éminences grises, même si c’est en train de changer : il y a trois mois, le New York Times l’a mise en couverture de son magazine avec ce titre : « Sexiest Brain of America » . De vous à moi, je pense que ce n’est pas exagéré.
— Qu’a-t-elle de si extraordinaire ?
Alan plissa les paupières.
— Longtemps, à cause de sa dégaine, personne ne s’est méfié d’elle. Mais ce temps-là est terminé : tout le monde sait aujourd’hui que Zorkin est une joueuse d’échecs pleine de sang-froid qui a toujours plusieurs coups d’avance sur ses adversaires. Pendant la campagne pour les primaires, elle a été d’une efficacité redoutable pour récolter des fonds, en particulier auprès des patrons de la génération Facebook qui avaient fait leurs études avec elle. Alors qu’il était encore très bas dans les sondages, Copeland a pu se maintenir à flot grâce à cet argent et attendre que la tendance se retourne. Si Zorkin est donc une tacticienne et une stratège hors pair, c’est aussi une spécialiste en coups tordus, un pitbull enragé qui ne relâche jamais sa prise.
Je haussai les épaules.
— C’est comme ça partout, dis-je. Dans le business, la politique, le spectacle. Tous les hommes de pouvoir ont besoin de quelqu’un pour se salir les mains à leur place.
Tout en m’approuvant de la tête, Alan appuya sur l’Interphone pour joindre Chris et Cross.
— Les enfants, balancez-moi tout ce que vous trouverez sur l’emploi du temps du gouverneur Copeland, le samedi 25 juin 2005.
J’étais dubitatif sur cette démarche.
— Le jour de la mort de Joyce ? Dix ans après, qu’est-ce que vous espérez découvrir ?
— Tout cela me dépasse, soupira-t-il, mais vous allez voir de quoi Chris & Cross sont capables. Ils utilisent un algorithme « intelligent » qui va chercher l’information avec une rapidité fulgurante dans la presse de l’époque, les sites Web, les blogs et les réseaux sociaux. Vous le savez aussi bien que moi, avec Internet, rien ne s’efface : l’homme a créé un monstre qu’il ne maîtrise plus. Enfin, ceci est une autre histoire…
Pendant qu’il devisait, Alan avait appuyé sur la télé-commande pour jeter un œil sur les chaînes d’infos qui retransmettaient la convention républicaine.
Au Madison Square Garden, devant dix mille personnes, les orateurs se succédaient pour brosser de leur candidat un portrait élogieux. Sur plusieurs écrans géants, des personnalités du sport et du spectacle applaudissaient en poussant des exclamations ferventes et exaltées que je trouvais ridicules. L’avant-veille, les délégués du parti avaient voté pour désigner leur candidat. Dans moins d’une heure, Tad Copeland prononcerait son discours d’intronisation. Puis ce serait le traditionnel lâcher de ballons et la pluie de confettis tricolores…
— Alan, on t’envoie des trucs, annonça la voix d’Erika Cross dans l’Interphone.
Des documents commencèrent à s’afficher sur les moniteurs accrochés au mur. Chris précisa :
— Depuis 2004, l’agenda officiel du gouverneur est en accès libre sur le site de l’État de Pennsylvanie. Il suffit de savoir le récupérer. Voici donc celui de la matinée du 25 juin 2005 :
9 h-10 h 30 :Round final de négociation avec les syndicats pour entériner les mesures visant à améliorer l’efficacité des transports publics.
11 h-12 h :Rencontre avec les enseignants du lycée de Chester Heights.
— Et voici toutes les photos d’articles de presse ou de blogs que j’ai pu récupérer pour ces deux événements, annonça la rouquine.
Une série de clichés apparut sur les écrans : Copeland prenant la pose avec les syndicalistes, puis avec les profs et les élèves.
— Zorah et Blunt ne sont jamais très loin, remarqua Alan en désignant avec son stylo la silhouette massive du garde du corps et celle plus fluette d’une femme sans âge, souvent en partie masquée ou coupée sur les photos.
— Pour l’instant, rien d’anormal, dis-je.
— La suite est plus intéressante, me répondit Chris. Les deux rendez-vous suivants étaient inscrits dans l’agenda de Copeland pour l’après-midi :
12 h 30–14 h :Déjeuner et échange avec les personnels des maisons de retraite du comté de Montgomery.
15 h :Inauguration du complexe sportif Metropol dans le Northeast Philadelphie.
— Mais Copeland s’est fait porter pâle, compléta la journaliste. Dans les deux cas, il était représenté par Annabel Schivo, vice-gouverneur.
– Ça, ce n’est pas logique, admit Alan. Le Northeast a toujours été le quartier fétiche de Copeland et je connais le Metropol : c’est un projet gigantesque, pas une salle de sport en préfabriqué. Pour que Copeland loupe cette inauguration, il s’est forcément produit un événement important et imprévu.
À présent, l’excitation d’Alan était palpable et communicative.
— Je suppose qu’on n’a plus revu Copeland à Philadelphie de toute la journée.
— Détrompez-vous ! s’exclama Chris en envoyant une nouvelle image. À 18 heures, il a assisté au match de basket des Philadelphia 76ers au Wells Fargo Center devant plus de vingt mille personnes.
Je me rapprochai du moniteur. Arborant écharpe et casquette de supporter, Copeland n’avait pas le visage de quelqu’un qui vient d’assassiner une femme, mais il n’y avait rien d’étonnant à cela. Tout le monde sait que les hommes politiques sont capables de faire semblant.
— Tu as d’autres photos du match ?
Une nouvelle salve de clichés envahit les écrans.
Cette fois, sur aucune d’entre elles on n’apercevait le garde du corps ni la directrice de campagne.
— Erika, trouve-moi des photos d’autres matchs, demanda Alan.
— C’est-à-dire ?
— Des matchs joués au Wells Fargo un peu avant cette date.
Une trentaine de secondes s’écoulèrent avant que la jeune femme reprenne la parole :
— J’ai dégoté ça par exemple : un match contre les Celtics la semaine précédente et un autre contre Orlando fin avril.
Pour ces deux rencontres, la même scène se répétait : Zorah était assise un rang derrière le gouverneur. Sur certains plans larges, on apercevait aussi la carrure massive de Blunt Liebowitz debout dans la travée.
— Regardez ! Zorkin est toujours à la même place derrière Copeland. Sauf ce fameux samedi 25 juin. Ce n’est pas un hasard, Alan !
Le rédacteur en chef ne trouva plus rien à m’objecter.
— Combien faut-il de temps pour faire le trajet de Philadelphie jusqu’à New York en voiture ? demandai-je.
— Avec les embouteillages ? Je dirais deux bonnes heures.
Me reculant dans mon fauteuil, je fermai les yeux et pris trois minutes pour réfléchir. J’étais sûr d’avoir compris ce qui s’était passé en ce jour de juin 2005, je devais seulement choisir les bons mots pour entraîner Alan avec moi. Il fallait qu’il m’aide, car, pour la première fois, j’entrevoyais une solution pour localiser Claire et qu’elle me revienne saine et sauve.
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