Patrick écrasa du talon sa cigarette à peine entamée. Il ne sentait même plus le goût du tabac et son envie de fumer avait été coupée net. Abigaël caressait sans s’en rendre compte son avant-bras gauche.
— Freddy le contraignait à regarder chaque fois qu’Arthur était placé sur l’île dans la piscine. Dès que le symbole changeait, Benjamin Willemez devait le noter sur son cahier, afin de n’en louper aucun. Une véritable torture pour un père : voir son fils dans de telles conditions et ne pas pouvoir détourner la tête. Puis, je suppose que Benjamin transmettait les séquences de symboles à Freddy, peut-être par mail ou en postant un message sur Internet. S’il manquait un symbole, s’il y avait une erreur quelconque, il devait y avoir des représailles. Une punition sur Arthur, des menaces de mort.
Frédéric et Patrick gardaient le silence et écoutaient avec attention. Abigaël était plongée dans ses déductions :
— Benjamin a dit : « Je suis tellement désolé d’avoir attendu si longtemps » avant de mourir. Je crois que Freddy attend un acte de leur part, il attend que…
Elle claqua des doigts et arpenta le macadam craquelé.
— Victor… On n’a jamais compris pourquoi Freddy l’avait relâché en premier. Qu’est-ce qu’on sait de Béatrice Caudial, sa mère ?
Patrick se rappelait cette femme venue voir son fils à l’hôpital, lorsqu’ils avaient retrouvé Victor. Un véritable zombie. Autant démolie que son enfant.
— Tu crois qu’elle aussi, elle se rendait sur ce site ? Que Freddy la contraignait à regarder Victor enfermé dans la salle de la machine et qu’elle devait noter les symboles ?
Abigaël secoua la tête.
— Pas elle, non. Mais rappelez-vous : Béatrice Caudial, caissière de supermarché. Mère seule vivant avec Victor, son unique enfant. Jamais mariée, pas d’hommes dans sa vie d’après ce qu’elle nous a raconté. Elle a eu Victor très jeune. Elle est un peu paumée, facile, ça s’est passé pendant l’été : Béatrice a 18 ans, une jeune fille jolie, très frivole et qui a tendance à aller voir un peu n’importe où, pour reprendre ses mots. Incapable, donc, de mettre un visage sur le père de Victor. On n’a pas creusé à fond cet épisode de sa vie, on aurait dû.
— Pourquoi ? Où est-ce que tu veux en venir ? demanda Frédéric qui ne tenait plus en place.
— Je pense que Nicolas Gentil est le père de Victor.
Il y eut un grand blanc après la déclaration d’Abigaël. C’était le genre de révélation qui, pour un gendarme, donnait l’impression d’avoir foiré l’enquête depuis le début.
— Rappelez-vous. Nicolas Gentil commence à se connecter au site juste après l’apparition de l’épouvantail lié à Victor, en septembre 2014. Sur son ordinateur, on découvre qu’il dispose de deux adresses Internet : celle de la salle qui contient la machine et celle qui filme la cellule du gamin. Tous les quatre jours, Freddy le force à se connecter et à assister au calvaire de son fils, en le contraignant à noter les symboles. Que lui fait croire Freddy ? Qu’il va finir par libérer le gamin si Gentil ne dit rien à personne et respecte les règles. Que, s’il parle, il tue Victor, il le mutile à l’image de l’épouvantail qu’il vient de livrer. Gentil est seul, isolé sur son île. Personne à qui parler. Il est plongé dans l’écriture d’un roman qui l’aide à exorciser les terribles visions que Freddy lui inflige. Comme une mise en abyme, c’est de notre enquête qu’il s’inspire pour raconter son histoire. Écrire l’aide à tenir le coup, mais chaque mot l’enfonce davantage dans les ténèbres et la folie. S’il désobéit, Dieu seul sait ce que Freddy le forcera à regarder… Puis vient le moment où Freddy fixe une condition à Gentil : s’il veut que son fils soit libéré, il doit se couper les dix doigts. C’est le contrat. C’est la punition. Qu’y a-t-il de pire pour un écrivain ?
Patrick Lemoine acquiesça avec conviction.
— Gentil se mutile fin mars, Victor est libéré début avril. Ça colle.
— Et toutes ces photos et vidéos pédopornographiques sur son ordinateur portable ? demanda Frédéric. Quel est le lien ?
— Il n’y en a pas, répliqua Abigaël. Nicolas Gentil avait cette perversion depuis plusieurs années. En Bretagne, son médecin m’a signalé que l’écrivain avait déjà un passé psychiatrique plutôt fourni. C’est là qu’il faut fouiller en priorité. Accéder, coûte que coûte, à son dossier médical. Et aller interroger la mère de Victor sur ce fameux été où elle est tombée enceinte. Si elle, elle ignore que Gentil est le géniteur de Victor, Freddy, lui, le sait.
— Sa connexion tous les quatre jours… Quatre enfants kidnappés… Tu penses que…
— … que Freddy s’occupe d’un enfant différent chaque nuit, oui. Il a établi un planning parfaitement rodé. Nicolas Gentil regardait les images des webcams… Benjamin Willemez regardait… Il y a fort à parier que l’un des parents d’Alice se connecte secrètement, lui aussi, au site depuis des semaines… Et très bientôt, ce parent va se retrouver dans la même situation que Benjamin Willemez et Nicolas Gentil. Freddy lui demandera de passer à l’acte.
— Dans ce cas, l’un des parents de Cendrillon aussi. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne s’est jamais manifesté : Freddy le lui a interdit dès le début.
Abigaël observa le dortoir des filles. Le soleil avait commencé à décliner et disparaissait juste derrière la cime des arbres. Les ombres dévalaient, larges et froides, comme des croquemitaines géants.
— Freddy voulait qu’on découvre le père d’Arthur ici, dans mon ancienne école, avec l’ordinateur contenant l’adresse de son site Internet et les centaines de pages de journaux qui me concernent. Notre kidnappeur ne se cache plus, il se dévoile, révèle son intimité, ses secrets. On est entrés dans une nouvelle phase. D’un autre côté, il souhaite que… que toute l’attention se reporte sur moi. Il a voulu enlever Léa, il n’a pas pu, mais cela n’a rien changé à son plan initial.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai rien à voir avec les autres parents, je ne les connais pas mais, comme eux, j’ai dû me trouver sur le parcours de Freddy. À des moments différents, dans des lieux différents, mais il devait être là, chaque fois. On a tous un rapport avec son passé. Avec notre propre passé…
— Tu l’as dit toi-même, l’autre fois : Freddy a dû avoir une enfance où les tourments et les cauchemars ont joué un rôle important, fit Lemoine. Un enfant blessé, martyrisé. Un môme qu’aucun d’entre vous n’a pu sortir de son ornière. Tu as souligné l’autre fois qu’il souffrait peut-être d’une maladie du sommeil, comme toi. Tu l’as forcément croisé à un moment de ta vie.
Abigaël avait déjà envisagé cette hypothèse.
— Ça s’est peut-être passé avant mes 13 ans, avant que j’arrive dans ce collège. Le problème, c’est que je ne me rappelle plus rien. Vous le savez tous, mes souvenirs sont en vrac à cause de mon traitement.
— Freddy est obsédé par toi au point de se procurer par centaines des journaux contenant ton portrait et de contraindre un homme à les scotcher dans ton ancienne école. Il y a aussi le chat de Léa, suspendu dans la maison de Loon. Il t’en veut à mort. Je sais que tu as des problèmes de mémoire, mais la solution est quelque part dans ta tête, Abigaël.
Il regarda l’heure, puis se tourna vers Frédéric.
— Tu files interroger la mère de Victor, qu’elle nous raconte tout ce qui s’est passé l’été où elle est tombée enceinte. Je mets des hommes sur le reste et m’occupe personnellement des parents d’Alice. Et Abigaël vient avec toi. (Il désigna le crâne d’Abigaël.) Enfin, si tu t’en sens capable.
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