Abigaël observa la pièce obscure avec les deux lueurs. Pensa aux petites victimes. La pièce numéro 4 devait être juste à côté. Une caméra permettait-elle aussi d’observer son occupante anonyme ? Qui remplaçait Léa ? Abigaël aurait tout donné pour pouvoir observer deux secondes le visage de Cendrillon.
La lumière dans la pièce de la piscine s’éteignit, tandis que la caméra restait active. L’écran diffusait une espèce de neige grossière. Les enquêteurs retinrent leur souffle, mais plus rien ne se passa. Presque minuit. Patrick Lemoine se leva et alluma une cigarette au seuil de la pièce.
— On dirait bien que Freddy est allé se coucher. Je crois qu’il ne se produira rien cette nuit. Rentrez chez vous vous reposer un peu, il y aura toujours quelqu’un devant l’écran, de toute façon. On se tient au courant s’il y a du neuf. Ça risque de bouger pas mal dans les heures à venir. Il va falloir toute votre énergie.
— On est dans l’antre du monstre et tu voudrais qu’on parte ? répliqua Frédéric. On reste.
Abigaël sursauta au claquement d’une porte. Coup de fouet dans l’organisme, adrénaline, réveil, scan de l’environnement. La Veuve folie… Au-dessus d’elle, l’ampoule protégée par une grille grésillait.
Elle se redressa, dans cette moiteur caverneuse. Mains sur ses brûlures, rituel de vérification. Réalité. Elle avisa sa montre : 3 h 50. Elle s’était endormie une quinzaine de minutes.
Frédéric et Patrick étaient encore rivés à l’écran à son retour dans la salle Merveille 51. Dans la cuisine, Gisèle faisait couler le café.
— Tu as pu récupérer un peu ?
Abigaël trempa ses lèvres dans le breuvage que lui servit Gisèle.
— Ça va… Mais toi, tu ne devrais pas être auprès de ton mari à l’heure qu’il est ? Il va finir par avoir du mal à croire que tu consultes des recettes de cuisine…
— Je lui ai dit qu’on avait besoin de moi pour une urgence, que ce serait la dernière fois, bref, le truc qui finit forcément en engueulade. Mais c’est pas grave, on en a vu d’autres en trente ans de mariage.
Elle désigna du menton la salle de travail, le regard nostalgique.
— T’as beau dire, mais c’est ici que je me sens bien, avec eux. Quand on met nos tripes sur la table. Ce job, j’ai vraiment du mal à m’en défaire. Il est inscrit dans mon ADN, tu comprends ?
Elle apporta des tasses pleines aux hommes.
— Des nouvelles ? demanda Abigaël en s’approchant de l’écran.
— Oui, oui, répliqua Patrick. J’ai eu un appel de nos experts il y a dix minutes. Quelqu’un s’est connecté aux deux adresses du site à 3 h 45. D’abord, la connexion vers la piscine. Ensuite, vers l’autre pièce.
Elle fixa l’écran. Il ne se passait toujours rien de l’autre côté des webcams.
— Nos hommes sont en train de tracer l’endroit d’où vient la connexion, ce n’est pas le plus long. Ce qui prend du temps, ce sont les autorisations qu’on doit obtenir pour remonter à l’internaute de façon très précise. Nowicki a lancé les demandes. Si tout fonctionne bien, si la connexion n’est pas sécurisée, on peut espérer des résultats dans les heures à venir.
— Ça bouge ! fit Frédéric.
Grand silence. Tous retenaient leur souffle. Bruit de porte dans la pièce où était retenu l’enfant. Les deux points lumineux semblèrent voler dans l’obscurité, puis disparurent du champ de la caméra. Claquement de verrou. Après deux minutes, la lumière s’alluma dans la pièce de la piscine. Un enfant apparut.
— Il met un certain temps pour passer d’une pièce à l’autre, souffla Frédéric de peur que Freddy ne l’entende. Peut-être dans le sous-sol d’une grande maison… Ou une dépendance…
Le môme portait un pyjama identique à celui trouvé sur Victor. Amaigri, les joues creuses, comme aspirées de l’intérieur. Il portait des espèces de lunettes artisanales et lumineuses sanglées à sa tête par un système de lanières.
— On dirait Arthur, lâcha Lemoine en fronçant les sourcils.
Abigaël observa chaque détail. C’était bien d’Arthur qu’il s’agissait, le dernier petit kidnappé qui rêvait de devenir joueur de football. Comme Victor, il n’était plus que le fantôme de lui-même. Une autre silhouette s’avança dans le champ, attrapa le môme par le poignet. Le gamin poussa un petit gloussement, mais se laissa faire.
— C’est lui. C’est Freddy.
Abigaël se sentit comme électrisée lorsque Freddy fit front à la webcam. Il portait un costume qui ressemblait à une longue robe noire en lambeaux, avec la tête coiffée d’un masque de renard effrayant, au long museau roux et blanc, et dont les poils descendaient jusqu’au cou. L’une de ses mains portait un gant avec de courtes griffes, acérées comme des poignards. On aurait dit du métal.
Les gendarmes et Abigaël n’en perdaient pas une miette. Fixer cet écran, ce pauvre môme et le monstre qui l’accompagnait, c’était recevoir un couteau dans le ventre et regarder le sang couler, sans pouvoir empêcher la vie de vous glisser entre les doigts. Arthur, c’était un éclat de vie cerné de ténèbres.
Freddy ôta les sangles autour du crâne d’Arthur, puis les lunettes spéciales. L’enfant cligna des paupières puis, d’un geste qui paraissait coutumier, s’empara d’un oreiller avant de prendre place sur le disque au-dessus de la piscine. Il s’y allongea, pile sous un Caméscope qui le filmait probablement.
— Il sait ce qu’il faut faire, constata Abigaël. Il connaît la procédure par cœur. Cet endroit, c’est un lieu d’expérimentation, de conditionnement.
Il était exactement 4 heures lorsque Freddy appuya sur un bouton fixé au boîtier situé au-dessus de l’île. L’étoile luminescente se transforma en triangle après une poignée de secondes. Puis la lumière de la pièce s’affaiblit, devint douce, accompagnée d’une musique faite de bruits de cascade et d’orage lointains. Freddy avait disparu du champ visuel.
— Qu’est-ce qu’il fout ? demanda Frédéric.
— Il crée une ambiance calme, genre salle de détente : les sons hypnotiques, les légères variations de lumière qui se reflètent sur l’eau. Regardez, Arthur s’assoupit déjà.
En effet, le môme s’endormit presque instantanément, et tout l’écran sembla se figer. Seul le symbole luminescent changea au bout d’une dizaine de minutes. Le triangle devint cercle.
— Ce sont des séquences de ce boîtier que Gentil a recopiées sur un cahier et sur un mur de sa chambre, déclara Abigaël. Chaque jour, il était derrière son écran, comme nous en ce moment. Il observait tout ce qui se passait dans cette pièce. Et il notait les symboles.
— Pourquoi ces symboles changent ? Qu’est-ce qu’ils veulent dire ?
— Je n’en sais rien.
Lemoine s’était levé pour répondre à un appel. Il allait et venait, derrière eux, téléphone à l’oreille.
— L’observateur anonyme est toujours connecté, fit-il en raccrochant. Ce salopard d’internaute vicelard est en train de regarder ce qui se passe.
Frédéric enchaîna les cigarettes, le café coulait dans les gorges pour chasser la fatigue. Ils étaient tous comme des poissons rouges tournant dans un bocal, à affronter la réalité à travers un prisme. L’homme qu’ils traquaient depuis si longtemps se trouvait juste là, de l’autre côté de la vitre, et ils ne pouvaient rien faire pour l’atteindre.
Au bout de vingt minutes, l’île se mit à pencher doucement, actionnée par un piston. Freddy apparut à côté de la piscine. Avec l’inclinaison croissante, le corps d’Arthur glissa et finit par tomber dans l’eau. Le gamin se réveilla en criant face à l’immonde tête de renard. Épouvanté, il but la tasse et faillit se noyer. Abigaël partit vomir aux toilettes. Lorsqu’elle revint, l’île se redressait tandis qu’Arthur hurlait.
Читать дальше