Lemoine réfléchit, pesa le pour et le contre.
— Écoute, l’ordinateur de Gentil est entre de bonnes mains. Si nous découvrons des éléments qui ont un rapport quelconque avec ta fille ou avec notre affaire, tu en seras informée illico, promis. Mais pour le moment, rentre te reposer un peu. Tes yeux sont aussi rouges que ceux d’un lapin albinos.
— Me reposer, oui…
Abigaël sortit sans les saluer. Frédéric la rattrapa à l’extérieur et marcha à ses côtés, les mains dans les poches.
— J’y peux rien, Abi. On buvait un coup avec Patrick, l’autre soir, et j’ai eu besoin d’en parler.
— Et qu’est-ce que tu lui racontes d’autre ? La fréquence de nos rapports sexuels ?
— Abi…
— Tu n’avais pas à en parler.
Abigaël ne ralentissait pas, bornée comme un taureau. Il lui bloqua le passage, les deux mains en l’air.
— OK, j’ai fait une connerie. Une vraie, bonne, grosse connerie. Mais ça ne t’arrive jamais d’en faire, toi ?
Abigaël s’arrêta. Elle poussa un long soupir.
— J’en ai fait tellement depuis qu’on est ensemble que tu pourrais grimper l’Éverest en les empilant les unes sur les autres.
Elle ne put réprimer un fou rire, qui éclata dans sa gorge.
— Voilà que je ris, maintenant. Je suis à cran, j’ai mal à la tête, je viens d’apprendre que Freddy avait décidé de s’en prendre à Léa, et je ris.
Frédéric la serra contre lui.
— Ris, ris tant que tu veux. Ça fait du bien.
Puis, elle passa aux larmes. Frédéric ignorait sur quel pied danser.
— Si c’est vraiment ce que tu veux, je vais convaincre Patrick de te réintégrer, tu peux compter sur moi.
Ils se remirent en route et arrivèrent sur le parking de l’ancien hôpital.
— Je te raccompagne à l’appartement, fit Frédéric. Ce ne serait pas prudent que…
— Ça va aller. Je serais déjà tombée depuis longtemps si j’avais dû faire une cataplexie aujourd’hui.
Ils s’embrassèrent. Abigaël finit par démarrer avec un but bien défini en tête. Une demi-heure plus tard, elle se gara dans une petite rue et entra dans la boutique de son tatoueur. Il la reconnut au premier coup d’œil et lui adressa un sourire.
— Quelle bizarrerie allez-vous encore me demander, cette fois ?
Abigaël sortit de là avec une nouvelle inscription. Quatre phrases ornaient désormais l’intérieur de sa cuisse.
Qui est Josh Heyman ?
Découvrir les démons de JH
JH connaît intimement Léa et Arthur. Comment ?
Léa aurait dû être la 4
Ces tatouages l’enfonçaient vers les abysses, mais ils étaient le gage que ce parcours vers la vérité existait bel et bien. Grâce à eux, Abigaël était certaine d’avoir vécu chacun de ces moments dans le monde réel.
De retour à l’appartement, elle s’allongea sur le lit. On était le 21 juin, et elle n’avait plus qu’une idée en tête : retourner s’installer au volant de sa voiture, brancher son GPS et saisir les coordonnées décryptées dans le mystérieux message de son père. Un autre pan de la vérité l’attendait sans doute.
Mais auparavant, elle bâilla et finit par s’endormir.
Il commençait à faire sombre en cette fin du premier jour de l’été. Tandis que les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les nuages, les grosses silhouettes d’acier se dessinaient le long de l’aéroport de Lille-Lesquin. Entre le ronflement des avions et celui des voitures qui traçaient sur l’autoroute A1 pas loin, Abigaël suivait les indications du GPS de façon mécanique, pendant que ses pensées divaguaient. Elle revoyait en boucle les photos de Léa sur Internet, son sourire, la manière dont elle s’était livrée à Freddy…
Après quelques kilomètres en pleine campagne, elle s’arrêta sur le bas-côté, le long d’un champ de maïs. Elle s’engagea à pied au milieu des plants en pleine pousse. D’après l’appareil, il lui restait sept cents mètres à parcourir dans cette direction. Elle atteignit un petit bois de forme carrée d’une trentaine de mètres de côté, à la végétation touffue et anarchique, fit encore quelques pas pour s’enfoncer entre les arbres. Le GPS indiquait qu’elle était arrivée à destination.
Que chercher à présent ? Qu’est-ce que son père était venu faire dans ce coin paumé ? Elle fixa les clôtures de l’aéroport sur l’horizon hachuré par les troncs. Yves avait longtemps travaillé à la direction des douanes de Lesquin, pas loin de là. Un rapport existait forcément.
Elle tourna sur elle-même, indécise. Hormis des arbres et des buissons au milieu de champs, il n’y avait rien. Elle vérifia de nouveau les coordonnées, elle se tenait pourtant pile au bon endroit. Elle scruta chaque centimètre carré de verdure autour d’elle jusqu’à repérer, à quelques mètres, le symbole XIII gravé au couteau sur un tronc, à hauteur d’yeux.
Son père était donc bien venu ici, à l’endroit exact où elle se trouvait. Et, selon toute vraisemblance, il avait inscrit ce signe XIII à son intention. La phrase laissée dans l’une de ses BD, « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… », prenait ici toute sa dimension. Abigaël aurait pu ne jamais découvrir ce lieu.
Elle s’agenouilla au pied de l’arbre et se mit à creuser la terre sans réfléchir. Qu’aurait bien pu faire Yves à cet endroit, si ce n’était enterrer quelque chose ?
Très vite, son intuition se confirma. Ses doigts couverts de terre butèrent contre une surface plane. Une énorme valise noire à coque rigide avec des renforts métalliques. Elle l’extirpa du sol. Ça devait bien peser une trentaine de kilos. Abigaël sentait son cœur battre de plus en plus fort, imaginant toutes sortes de choses à l’intérieur. Elle repensa à l’Indien moustachu et à Zieman, à leur détermination pour récupérer cette valise.
L’ouverture était protégée par un cadenas à quatre molettes de vingt-six lettres chacune. Un dernier obstacle avant la vérité, un ultime tour de passe-passe d’Yves, fin stratège. Sans l’ombre d’une hésitation, Abigaël composa le X I I I.
Un déclic. L’ouverture.
La grosse valise était remplie de petits parallélépipèdes blancs de taille identique, alignés comme des liasses de billets. Chacun d’entre eux avait été emballé avec soin dans du film transparent. Abigaël en sortit un de son compartiment et en arracha l’emballage. Au départ, le pain garda sa forme compacte mais, en grattant un peu, il s’effrita en poudre blanche.
Il y en avait pour une fortune.
Aussitôt, les images se bousculèrent dans son esprit. Elle revit les traces d’aiguille sur les avant-bras de son père, alors qu’il tenait le volant… La fausse identité de Xavier Illinois… Le bateau sur le port du Havre, peut-être utilisé pour le transport… Les deux affreux qui l’avaient agressée, qui fouillaient, qui cherchaient la poudre… Tout était lié à cette fichue valise.
Abigaël lâcha le pain de cocaïne. Alors tout ça pour ça ? Son père, Yves Durnan, était passé de l’autre côté de la frontière ? Un trafiquant de drogue ? Abigaël écrasa deux poings rageurs sur les morceaux de paradis artificiel. Le château de cartes de sa vie déjà fragile s’effondrait définitivement. Yves lui avait pris Léa, et désormais, il lui volait tout le reste.
Au milieu de ces kilos d’or blanc reposait une enveloppe fermée. Elle la décacheta et en sortit plusieurs feuilles manuscrites datées du 4 décembre 2014, l’avant-veille de l’accident. Elles lui étaient adressées.
Elle voulut s’appuyer contre le tronc derrière elle, mais tomba dans le vide. Elle se retourna : l’arbre se trouvait beaucoup plus loin qu’elle le pensait. Sourcils froncés, elle regarda les alentours, soudain en proie au doute. Dans une trouée face à elle, la grande tour de contrôle rouge et blanche, avec son radar en rotation. Il y eut un petit coup de vent tiède, la lettre frissonna entre ses doigts. Elle souleva la manche de son sweat et constata la présence des brûlures pour se rassurer.
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