Parvenu à son tour sur le palier, Fegan entra directement dans l’obscurité enfumée.
Lennon le suivit. « Quelle chambre ? » cria-t-il à Fegan. La fumée l’assaillit en pleine poitrine. Il s’accroupit et toussa à s’en déchirer les flancs.
« Là. » Fegan ouvrit la porte la plus proche et tomba en avant dans la pièce.
À travers les tourbillons de fumée, Lennon aperçut la silhouette d’un homme couché quelques mètres plus loin dans le couloir, peut-être un garde, inconscient ou mort. À quatre pattes, il pénétra dans la chambre où Fegan était à présent affalé contre le mur, le regard dans le vide, la poitrine haletante. Des larmes mêlées de sang coulaient sur ses joues.
Marie McKenna était étendue sur un lit, le visage gris, une large tache rouge sur son chandail. Allongée par terre près de Fegan, Ellen avait les yeux fermés et les lèvres légèrement entrouvertes.
« Oh non, dit Lennon. Non. »
Il alla prendre la main de Marie. Un grand froid le saisit tout entier au contact de cette peau fine et sèche. Son estomac se retourna. Il déglutit et obligea son esprit à rester concentré, puis caressa la joue d’Ellen.
Encore chaude.
Collant son oreille contre la poitrine de la fillette, il occulta tout le reste, le crépitement des flammes, le gémissement lointain de l’alarme incendie, et écouta. Là, peut-être, un battement imperceptible.
Il leva les yeux vers Fegan. « Je crois que… »
Fegan se redressa.
Lennon approcha sa joue de la petite bouche. Un léger souffle, doux et tiède, lui caressa la peau.
« Elle est vivante », dit-il.
Fegan sourit. « Emmène-la. Sors d’ici. »
Lennon reprit la main de Marie, serra les doigts froids dans les siens et murmura : « Pardon.
— Dépêche-toi », dit Fegan.
Lennon prit l’enfant dans ses bras et se leva. « Tu y arriveras. Ce n’est pas loin.
— Je ne peux pas. Je suis fatigué. Je veux dormir. C’est ce que je désire depuis toujours. Dormir. »
Portant Ellen sur un bras, Lennon attrapa Fegan par son col. Fegan le repoussa.
« Non. » Il toussa. « Va-t’en, et laisse-moi dormir. »
Lennon hocha la tête. Il serra Ellen contre lui et abandonna Fegan dans la chambre. La fumée formait à présent un mur compact dans le couloir. Seule une faible lueur indiquait la sortie. Il se baissa et fonça dans cette direction.
Brusquement, le plancher vint à sa rencontre, avant même qu’il ne sente la main qui lui serrait la cheville. Il amortit sa chute en se recevant sur les avant-bras, les coudes broyés, manquant d’écraser Ellen.
Des mains puissantes le saisirent aux jambes. Il n’aurait su dire si leur propriétaire cherchait à s’échapper, ou à le tirer en arrière. Quand il donna un coup de pied, il se heurta à une masse énorme et lourde. Les mains revinrent s’agripper à lui.
Luttant pour se dégager, Lennon vit le visage noirci de O’Kane, ses yeux fous, sa bouche tordue par une grimace.
Le Bull hurla quelque chose au moment où Lennon lui envoyait son pied dans la mâchoire.
Fegan n’aurait pu expliquer ce qui le remit en mouvement. Un basculement, une voix intérieure lui disant qu’il voulait vivre ? Peut-être était-ce la peur de brûler vif, quoiqu’il sût que la fumée aurait raison de lui bien avant les flammes. Dans tous les cas, ce fut une clairvoyance subite. Mais quelque chose l’avait précédée. Une silhouette dans l’obscurité étouffante, une femme tenant un bébé dans les bras, une femme avec un sourire doux et triste qui autrefois lui avait témoigné de la compassion. Il pensa un instant qu’elle venait l’accueillir, à l’orée d’un monde dont il ignorait tout. Mais lorsqu’elle s’évanouit, ne resta plus que le désir de bouger malgré sa fatigue.
Ses jambes le portèrent jusqu’au couloir tandis que ses mains prenaient appui sur le mur. En se dirigeant vers la lumière, il trébucha contre une forme dure et anguleuse. Le fauteuil retourné de Bull O’Kane, comprit-il dans sa chute. À quatre pattes, il repéra deux jambes, l’une raide et immobile, l’autre qui poussait du pied sur le plancher.
Le dos du colosse lui apparut, ses épaules robustes, ses mains épaisses qui se crispaient sur un objet. Il se jeta sur Bull O’Kane, passa les bras autour de son torse puissant et le tira en arrière.
Ramené vers l’intérieur de la maison, le vieil homme hurla. La fumée était une torture pour les yeux et la gorge de Fegan, mais il continua à traîner O’Kane qui se débattait. La lucidité, la force qui s’étaient imposées à lui dans la chambre où Marie McKenna avait trouvé la mort commençaient à se dissiper. Il tira plus fort, les bras douloureux.
O’Kane leva une main, cherchant les yeux de Fegan. Fegan referma les dents sur les doigts épais et mordit. O’Kane poussa des cris comme un cochon qu’on conduit à l’abattoir. Fegan sentit le goût du sang qui se mêlait au sien dans sa bouche.
Dans la chaleur intense, il perçut une odeur de cheveux roussis. Des cloques se formaient sur sa nuque. Il distingua les flammes qui montaient à l’assaut de la cage d’escalier derrière lui. Tirant plus fort, il lutta contre les vagues successives de fatigue et de nausée qui l’assaillaient. Enfin, son pied devina le bord de la première marche.
O’Kane poussa un cri en voyant le brasier qui les illuminait tous deux à travers la fumée. Il essaya de s’accrocher à la rambarde. Fegan le fit basculer et, dans un ultime effort, le poussa vers les flammes, mais les doigts du Bull agrippèrent ses vêtements. Le monde virevolta en tous sens, tandis que les marches en bois meurtrissaient ses épaules et ses côtes. Enfin, sa main trouva la rampe. O’Kane plongea dans la fumée, entraîné par sa propre masse. La fournaise engloutit ses cris qui bientôt laissèrent place au seul rugissement de l’incendie.
Fegan obligea ses jambes à se remettre en marche, ses bras à le hisser vers le haut de l’escalier. Il essayait de respirer mais ses côtes qu’il savait cassées se tordaient douloureusement. Là-haut, à travers la fumée, la lumière brillait. C’est vers elle qu’il se traînait, refoulant sa souffrance au point qu’elle s’évaporait. À mesure qu’il s’élevait, la lumière se faisait plus vive. Combien de marches avait-il dévalées ? Pas tant que ça, sûrement. L’escalier s’étirait à l’infini. Il cessa de mesurer sa progression.
Il montait toujours. Bientôt la lumière envahit l’espace entier et il oublia tout ce qu’il savait, tout sauf un jour radieux à Belfast, pas si éloigné, où il avait tenu dans la sienne la main d’Ellen McKenna.
Il tomba, la joue et la poitrine écrasées sur les dures marches en bois qui lui parurent douces comme l’air. Le sommeil l’appelait dans la tiédeur de ses bras. Il écouta : le monde entier défilait.
En une étrange révélation, il sut tout simplement que son cœur s’était arrêté. Le sifflement s’enfla à ses oreilles, la foudre alluma un éclair devant ses yeux. Des visages se formaient dans la rivière noire qui grondait autour de lui, certains détendus et aimants, d’autres effrayés et pleins de haine. Parmi eux apparut sa mère, et il se rappela les rochers sur le rivage de Portaferry, sa mère qui le tenait et tournoyait sur elle-même ; lui, plus léger que l’air, les pieds en l’air et leurs rires. Il fut saisi d’un vertige et il eut peur, mais le bonheur était plus fort, ils tournaient tous les deux, tournaient si longtemps qu’il eut l’impression qu’ils tourneraient pour toujours, mais l’éclair revint, et ce fut tout.
Gerry Fegan rencontra l’éternité avec du soleil et de l’air salé sur la peau.
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