— Qui es-tu ? » C’étaient les premiers mots que Fegan prononçait depuis son entrée dans la pièce.
« Ça, c’est la question à un million de dollars, pas vrai, Gerry ? J’ai une tripotée de noms, mais aucun n’est vrai. On m’appelle le Voyageur. » Il grimaça un sourire. « Content de faire ta connaissance, mon gars. »
Fegan ne répondit pas.
Le Voyageur se tourna vers le Bull. « Comment vous voulez que je m’y prenne ? »
Le Bull releva la tête. « Hmm ? »
Le vieux salopard avait l’air faible, désorienté, comme un homme qui aurait parcouru des kilomètres à pied pour arriver quelque part mais ne se rappellerait pas la raison de son voyage.
« Comment vous voulez que je m’y prenne ? » répéta le Voyageur.
Le visage du Bull parut se solidifier. Sa force lui revenait à présent. « Lentement », répondit-il.
Le Voyageur fit un signe de tête à O’Driscoll et à Ronan. « Tenez-le. »
Les deux hommes s’approchèrent de Fegan et le prirent chacun par un bras. Fegan ne résista pas. Il regardait droit devant lui, le visage dénué d’expression.
Le Voyageur lui balança un violent coup de pied dans le bas-ventre. Les jambes de Fegan plièrent sous lui, les hommes de O’Kane le relevèrent.
« Lentement », dit le Voyageur. Il se tourna vers le Bull, sortit son couteau de sa poche et dégagea la lame. « Je pourrais l’étriper. C’est pas une belle mort.
— Ouais, ça ira, fit le Bull. Mais ne te précipite pas. Donne-lui le temps d’y penser. » Il ricana, les yeux fixés sur Fegan. « Donne-lui le temps de réfléchir à ce qu’il m’a fait. Qu’il se rappelle comment mon fils a été tué par sa faute, et mon cousin aussi. » Sa voix monta dans les aigus. Il haletait, penché en avant. « Comment je me suis pris une balle dans le ventre, à cause de lui. Comment je suis dans ce putain de fauteuil, à cause de lui. Comment il m’a fait passer pour un con. Laisse-lui le temps de penser à tout ça. »
Le Bull s’affaissa en arrière. Sa poitrine tressautait. Le Voyageur se remémora un chien blessé qu’il avait vu, enfant. C’était une bête errante, heurtée par une voiture, qui s’était traînée jusqu’à une ruelle derrière la maison de sa mère. Comme l’animal grondait et essayait de mordre ceux qui l’approchaient, il était allé chercher une pelle. Trois coups avaient fait taire ses hurlements.
« Je n’avais rien contre vous, dit Fegan au Bull. Vous auriez pu me laisser tranquille. C’est vous qui l’avez cherché.
— Ouais, j’aurais pu. Mais je ne l’ai pas fait. Je me tape de savoir ce que tu avais contre moi ou pas. Moi, j’avais une dent contre toi, et c’est tout ce qui importe. Tu as quelque chose à dire avant que notre copain te règle ton compte ?
— Une chose. »
Le Bull inclina la tête et sourit. « Laquelle donc ?
— Souvenez-vous : je vais vous tuer. »
Le Bull rejeta la tête en arrière et partit d’un rire aigu, grinçant. « Nom de Dieu », dit-il. Il fit un signe de tête au Voyageur. « Vas-y. Finis-le. »
Le Voyageur s’approcha, suffisamment près pour sentir la sueur de Fegan, et fit rouler son épaule gauche. La raideur continuait à le faire souffrir, il avait le poignet toujours bandé. Il chercha à lire un signe de peur dans les yeux de ce fou. Et ne trouva rien, à part un calme inébranlable. Il leva la lame du couteau devant l’œil gauche de Fegan.
« Je vais peut-être te l’arracher du crâne, dit-il. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Fegan n’eut aucune réaction.
Le Voyageur lui appuya la lame contre la joue, sous l’œil, jusqu’à ce qu’apparaissent des gouttes de sang. La paupière de Fegan trembla. Le couteau que le Voyageur descendait vers la bouche traça un sillon cramoisi. Fegan crispa les lèvres.
« Je suis déçu, dit le Voyageur, penché en avant, avec une voix de conspirateur. Tout le monde me parle du grand Gerry Fegan, ce que Belfast a pondu de plus terrifiant. Et regarde-toi.
— C’est toi qui les as enlevées ? » Pour la première fois, Fegan regarda le Voyageur dans les yeux. Le sang affluait au coin de sa bouche.
« La femme et la petite ? demanda le Voyageur.
— Oui.
— Tout juste.
— Tu leur as fait mal ?
— La petite, ça va. Mais la femme est blessée. Elle avait pas trop bonne mine la dernière fois que je l’ai vue. Je donne pas cher de sa peau. Désolé. »
Quelque chose passa dans les yeux de Fegan, une décision qu’il prenait, puis son regard redevint lointain. « Vas-y. Quoi que tu veuilles me faire, fais-le.
— Ça marche. » Le Voyageur lui attrapa l’oreille droite.
« Qui êtes-vous ? demanda la femme.
— Je suis le type qui tient le flingue, répondit Lennon. Et vous, vous êtes qui ? »
Elle laissa glisser son regard vers la porte et revint sur les yeux de Lennon. « Orla O’Kane.
— La fille de Bull O’Kane ? »
Elle acquiesça.
« C’est vous, la propriétaire ? »
Elle acquiesça.
« Où sont-elles ?
— Qui ?
— Marie et Ellen. » Lennon s’approcha d’un pas en lui visant le front. « N’essayez pas de me baiser ou je vous explose la cervelle. Compris ? Dites-moi où elles sont. »
Les yeux de Orla s’emplirent de larmes. Elle pointa un doigt tremblant sur la porte. « À l’intérieur, dit-elle. En haut.
— Conduisez-moi. » Lennon fit encore un pas. « Magnez-vous.
— Ne me tuez pas », supplia Orla. Une larme glissa entre ses cils.
« Conduisez-moi, et je ne vous ferai pas de mal.
— J’ai rien à voir avec tout ça. » Les mots se pressaient pour sortir de la bouche de Orla. Elle avait le nez qui coulait, le visage chiffonné. « C’est mon père. Moi, je ne suis pas au courant de ses affaires, je ne savais pas qu’il en avait après quelqu’un, sinon je ne l’aurais pas laissé venir chez moi, je ne…
— Taisez-vous. » Encore un pas. Le canon du Glock trembla, à quelques centimètres du front mis en joue. « Fermez-la et conduisez-moi.
— D’accord, dit-elle. Mais ne faites pas de bêtises.
— Allez. Passez devant. »
Orla se dirigea vers la porte, les yeux rivés à Lennon qui lui emboîtait le pas. Elle trébucha sur la marche et tourna la tête pour regarder où elle posait les pieds. La porte était ouverte. Elle la franchit, aussitôt engloutie par les ombres.
Lennon la suivit et se trouva dans une entrée qui faisait aussi office de buanderie. Contre le mur du fond s’étirait une rangée de machines à laver et à sécher le linge. Le plafond était moisi et l’air empreint d’une écœurante odeur d’humidité. Une flaque d’eau détrempait le sol tout autour.
Orla se dirigea vers une porte sur la gauche, conduisant à une pièce bardée d’aluminium et d’acier inoxydable. Ce qui appartenait autrefois à une maison de campagne traditionnelle ressemblait maintenant à une cuisine de restaurant, avec des bacs à friture, des éviers de la taille d’une baignoire, des plaques chauffantes encastrées, sales, et des fours assez grands pour y loger une personne. À cette pensée, Lennon redoubla d’énergie.
« Dépêchez-vous », dit-il en appuyant le pistolet entre les omoplates de Orla.
Elle gémit, pressa le pas en contournant les îlots tachés de graisse, et se dirigea vers une porte battante qui comportait une vitre crasseuse en son centre. Parvenue à quelques mètres, elle accéléra l’allure et se mit à courir.
« Non. » Lennon se précipita pour la rattraper. Il manqua de perdre l’équilibre en la retenant par le tissu de sa veste.
Elle le repoussa brutalement et franchit la porte. Lennon la suivit, tenant son pistolet comme une vague menace. Elle lâcha la porte sur lui au moment où il tentait de la viser.
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