Orla replia les couvertures en essayant de cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. « Merci. » Elle attrapa les jambes de son père, les passa sur le bord du lit, et se mit à genoux pour chercher ses pantoufles.
« C’est presque fini, dit-elle. Gerry Fegan sera bientôt mort, et ce sera fini. »
Les épaules du Bull s’affaissèrent dans un soupir. « Dieu merci. »
Lennon suivit les indications du GPS vers l’ouest, puis vers le sud. Après avoir emprunté un petit pont pour franchir la Boyne, il continua à se diriger vers l’ouest, Fegan toujours assis à ses côtés. Quand le système de navigation le laissa tomber, il ne lui resta plus qu’à suivre une route de campagne. Plus loin devant, entre les hautes frondaisons, il aperçut le toit d’une belle demeure ancienne.
L’écœurement et la faim se disputaient son estomac. La fatigue lui asséchait les yeux, son esprit s’effritait sous le coup de l’épuisement. Il cligna plusieurs fois des paupières et abaissa la vitre. L’air frais et humide se précipita à sa rencontre. Il inspira profondément.
L’étroite route virait au sud, le long de l’arc miroitant de la rivière qui traversait le paysage. Un lapin détala devant lui en agitant furieusement sa queue ronde et blanche puis disparut dans le sous-bois. Il roula encore sur un kilomètre, ralentit, s’arrêta.
« Comment on fait ? » demanda-t-il.
Fegan remua sur le siège passager. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Maintenant qu’on est là. Comment on fait ? On essaye d’entrer ou quoi ? »
Fegan ouvrit sa portière. « Fais ce que tu veux. Moi, j’entre.
— Attends ! Bon sang, tu ne peux pas y aller direct comme ça.
— Ils savent que j’arrive, dit Fegan. Inutile de se cacher.
— Comment ils le savent ? » lança Lennon derrière lui. La portière claqua en bloquant sa question.
Il regarda Fegan qui s’avançait sur la route. Le soleil filtré par les branches dansait sur ses épaules.
« Putain de malade », dit Lennon.
La présence de Fegan allait-elle provoquer la mort de Marie et d’Ellen ? Possible, mais quels autres choix y avait-il ? Les deux hommes avaient peu parlé durant le voyage, surtout pas de ce qu’ils feraient une fois arrivés. Fegan disparaissait déjà au détour d’un virage.
Lennon tambourina sur le volant en examinant les diverses options. La panique s’insinuait en lui depuis les limites extérieures de sa conscience.
Bien sûr qu’ils allaient tuer Fegan, dès qu’il montrerait son visage au portail.
Oui. Ils seraient donc retenus de ce côté-là. Mais qui exactement, « ils » ? Sans doute les gars de Bull O’Kane. Des acolytes, c’était peut-être ainsi qu’on les appelait. Lennon pensa à la bedaine et aux muscles inutiles que trimballait Roscoe Patterson. Les hommes de O’Kane jouaient certainement dans une autre cour. Mais ils devraient malgré tout affronter Fegan.
Lennon regarda le rivage sur sa droite, au-delà des arbres. Avait-il une meilleure idée ?
« Non », se dit-il tout haut.
Il pénétra dans le bois au volant de l’Audi. La voiture rua et tressauta sur le terrain inégal, puis piqua du nez. Dans son rétroviseur, Lennon vit de la mousse et de la terre projetées en l’air. Il éteignit le moteur et sortit.
Reculant de quelques pas, il contempla la voiture dont l’avant était enfoncé dans un fossé. Elle n’irait nulle part sans une corde de remorquage.
Lennon soupira.
Il regarda l’eau, derrière les arbres. La Boyne s’écoulait vers la mer. Puisqu’il n’avait nulle part ailleurs où aller, Lennon se mit en marche.
Fegan s’arrêta et inspecta les ombres autour de l’entrée de la propriété. Les feuilles et les branches s’agitaient dans la brise. Aucune forme humaine. Pourtant, ils étaient là, Fegan n’en doutait pas. Ils le surveillaient, tout près. Il avança encore, les yeux et les oreilles aux aguets, prêt à enregistrer le moindre mouvement, le moindre défi. Lorsqu’il atteignit le portail, il s’immobilisa, talons rapprochés, bras le long du corps, et attendit.
Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec Bull O’Kane. À l’époque, il croyait que tout était fini et qu’il ne remettrait jamais le pied sur cette île. Mais au fond de lui, il savait probablement qu’il ne connaîtrait jamais la paix jusqu’à ce que O’Kane, ou lui-même, ait cessé de vivre. Et que ni Marie ni Ellen ne serait en sécurité tant que O’Kane continuerait à respirer et à haïr. Le choix était donc clair. Il devait achever le Bull ici, dans cet endroit. De quelle manière procéderait-il, il n’en avait aucune idée. Il n’avait jamais su, consciemment, comment on s’y prenait pour tuer. Il tuait, c’est tout. Sans se poser de questions. Une fois à l’intérieur, il trouverait un moyen.
Près du portail, un homme se détacha des arbres. Il tenait dans les mains une carabine et une feuille de papier qu’il examinait en s’approchant. Fegan reconnut la photo imprimée, celle que les Doyle lui avaient montrée à New York.
« Vous avez vieilli, dit l’homme. Allez-y. Tout droit, jusqu’à la maison. Quelqu’un vous accueillera à la porte. Faites ce qu’on vous dit. Pas de conneries. »
Le portail s’ouvrit avec une lenteur mécanique. Fegan s’avança sans répondre. Le bitume grossier de la route fit place à du gravier sous ses pieds.
Dans une trouée entre les arbres apparut une vaste pelouse, fendue par l’allée qui remontait jusqu’à l’imposante bâtisse. Des plates-bandes fleurissaient çà et là, ainsi que de petits jardins de rocaille enclos entre des buissons. Une fontaine dépourvue d’eau s’élevait au centre de l’esplanade en demi-cercle devant la maison. Fegan regarda les grandes portes en bois s’ouvrir à son approche.
Une femme de large carrure, en tailleur-pantalon, descendit les marches, suivie d’un homme vêtu d’un jean et d’une veste kaki comme son collègue au portail. La bosse qui déformait le tissu du vêtement ressemblait fort à un pistolet.
La femme fit un pas en avant. Elle avait les traits durs, des yeux étroits, des lèvres minces. Son maquillage ne parvenait pas à dissimuler l’hématome qui bleuissait sa joue. Sa bouche s’étira en un sourire sans joie.
« On vous attendait, dit-elle. Venez avec moi. »
Orla O’Kane traversa le vestibule et conduisit Fegan au salon. Elle présenta l’homme qui les talonnait. « Charlie Ronan. Si vous bougez d’un seul centimètre, il vous descend. Vous comprenez ? »
Fegan hocha la tête. Ronan sortit un petit pistolet de la poche de sa veste.
Orla considéra le célèbre Gerry Fegan. Grand et mince, mais fort. Un visage taillé dans le silex.
« Vous avez l’air fatigué, dit-elle.
— Oui.
— Comment nous avez-vous trouvés ?
— Un flic. Il m’a tout raconté.
— Un flic ? Quel flic ?
— Je ne me rappelle pas son nom. Il a une grosse maison du côté de Lisburn Road.
— Dan Hewitt.
— Peut-être.
— Vous êtes venu comment ?
— En voiture.
— Où est-elle garée ?
— Un peu plus loin sur la route, répondit Fegan en faisant un signe du pouce par-dessus son épaule. Une Audi. Je l’ai volée à Lisburn. Vous pouvez envoyer vos gars pour vérifier. »
Orla le détailla de la tête aux pieds, l’observant dans sa totalité. Qu’avait-il donc de particulier, cet homme mince et triste, pour hanter les rêves de son père ? Quand leurs regards se croisèrent, un froid la saisit. Elle détourna les yeux.
« Je reviens tout de suite », dit-elle en quittant la pièce.
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