« Pourquoi ?
— C’est trop grand. » Elle mit les mains sur ses oreilles. « Il y a trop de bruit.
— Tu préfères ici ? »
La fillette laissa retomber ses mains et fit oui de la tête.
« Tu es contente de revenir ? »
Ellen haussa les épaules.
« C’est chez toi. Tu aimes bien chez toi ?
— Ça va.
— Tu ne sais pas qui je suis. » C’était un constat, pas une question.
« Jack, déclara Ellen, contente de montrer qu’elle se rappelait le prénom. C’est maman qui l’a dit.
— Ta maman t’a déjà parlé de moi ?
— Non. » Ellen but une gorgée à la paille et mangea un Smartie en gardant la bouche fermée. Puis elle en croqua un autre, les lèvres toujours serrées comme une petite fille modèle.
« Tu es très bien élevée », dit Lennon.
Ellen hocha la tête.
« Ta maman t’a appris les bonnes manières. »
La fillette sourit.
La gorge serrée, Lennon toussota. « Termine ton jus de fruits, dit-il. On va remonter. »
Ellen tira sur sa paille en fixant un point derrière lui. Il se retourna mais ne vit que des consommateurs qui se déplaçaient entre les tables en portant maladroitement leurs plateaux. Des cuillères et des fourchettes étaient peintes sur les murs arrondis de la salle, tels des bancs de poissons se détachant sur un fond bleu turquoise.
« Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il.
— Des gens.
— Quels gens ?
— Plein de gens. » Ellen reposa le berlingot de jus de fruits sur la table. « Il y a des méchants ici.
— Tu veux dire, des malades ? Il y a beaucoup de malades, oui. Mais la plupart vont guérir. »
Ellen reprit sa boisson et la vida d’un trait. Elle ramassa les Smarties, les glissa dans la poche de son manteau. « Pour plus tard », expliqua-t-elle.
Lennon but une autre gorgée, mais le thé avait un goût amer maintenant. Il se leva, attrapa le berlingot de jus de fruits vide et le posa avec son gobelet sur le plateau qu’il tenait dans une main. « Viens », dit-il à la fillette.
Tenant Ellen de son autre main, il se dirigea vers la poubelle, du côté des cuisines, en se faufilant entre les clients qui attendaient pour payer à la caisse.
Une femme de ménage renversa un plateau encombré d’emballages et de papiers gras au-dessus de la poubelle. Lorsqu’elle s’écarta, Lennon appuya à son tour sur la pédale pour ouvrir le réceptacle. Le couvercle ne bougea pas. Il essaya de le soulever avec sa main qui tenait le plateau. En vain. Des consommateurs en chemin vers la caisse le bousculèrent. Il réprima un juron. Le gobelet glissa, il lâcha la main d’Ellen juste le temps de le rattraper. Enfin, il réussit à ouvrir la poubelle. Après s’être débarrassé du contenu de son plateau, il le posa au-dessus de la pile et voulut reprendre Ellen par la main.
Ses doigts ne rencontrèrent que le vide.
Lennon pivota brusquement. Ellen était là, quelques secondes plus tôt à peine. Il sentit son cœur chavirer.
C’est l’enfant qui vint le chercher, le Voyageur n’eut rien à faire. Debout derrière un pan du mur, il la vit s’approcher. Elle l’avait surveillé du coin de l’œil tout le temps qu’elle mangeait ses bonbons, assise en face du flic. Plus d’une fois, il ne put soutenir ce regard brillant, ces yeux qui savaient. Comme si elle voyait les choses horribles qui tournaient et se disputaient dans sa tête.
Voilà maintenant qu’elle arrivait, balançant sa poupée en plastique dont la nudité résonnait en lui comme un souvenir, quelque part derrière ses yeux. Il cligna des paupières pour bloquer sa mémoire. Une douleur fulgurante, telles des aiguilles de feu dans ses orbites, l’obligea à serrer les dents.
« Bonjour, dit-elle. Qu’est-ce que tu veux ? »
Le Voyageur la dévisagea fixement, sans savoir comment répondre à la question. Il regarda le flic horrifié qui tournait en rond sur lui-même.
« Tu connais Gerry ? » demanda la fillette.
Le Voyageur s’humecta la lèvre supérieure. « Oui. » Il lui prit la main. « Viens. »
Ils étaient parvenus à la moitié de l’escalier et se glissaient entre les patients et les membres du personnel quand quelqu’un appela : « Ellen » d’une voix faible, effrayée. Si l’enfant l’entendit, elle ne réagit pas.
Le Voyageur pressa le pas en la tirant derrière lui. « Par là », dit-il en indiquant la salle de Recueillement, qui faisait face à la boutique du rez-de-chaussée.
« Ellen ! »
Une voix plus forte maintenant, pas encore paniquée, mais avec un soupçon de colère.
La gamine résista et se retourna pour voir qui l’appelait. Le Voyageur la tira plus fort. Il scruta les visages autour de l’accueil. Comme personne ne se souciait d’eux, il fonça vers la porte de la salle de Recueillement et la poussa de l’épaule malgré la douleur. L’endroit était désert, peu éclairé. Il crut entendre de vagues chuchotements, mais une fois la porte refermée, le silence les engloutit.
Il serra la main d’Ellen qui essayait de se dégager. Sa propre respiration lui semblait étrangère dans le calme et la pénombre de la pièce. Il s’aperçut qu’il ne savait plus quoi faire.
La sueur lui picotait la peau, il avait la gorge sèche. L’enfant était venue le chercher, précisément lui. Quel idiot. Il n’avait jamais fait de bêtises de sa vie, ce n’était pas le moment de commencer. Impulsif, oui, il l’était parfois, mais jamais stupide. Pas comme maintenant. Tout ça parce que la gamine était venue à lui.
Une idée insolite, horrible, envahit soudain son esprit. Une idée qui s’imposa avec la clarté et l’évidence de la vérité. Il regarda l’enfant. Elle lui sourit. Aussitôt, il n’y eut plus aucun doute.
Il ne l’avait pas enlevée.
C’était elle qui le charmait.
Lennon refoula sa panique et s’obligea à rester calme, malgré la nausée et les tremblements qui le saisissaient. Il tourna de nouveau sur lui-même, examinant chaque recoin de la cafétéria, chaque consommateur dans les moindres détails. Il appela Ellen encore une fois. Certaine personnes levèrent les yeux de leur plateau, d’autres ne réagirent pas.
La femme de ménage passa près de lui. Il l’attrapa par sa manche.
Elle pivota brusquement et se libéra. « Mais qu’est-ce qui vous…
— Vous l’avez vue ?
— Hein ? » Elle hésitait entre la colère et la surprise. « Qui ça ?
— La petite fille. » Lennon la saisit aux épaules. « Elle était avec moi il y a un instant. À côté de la poubelle. Vous avez jeté quelque chose. Elle a six ans, les cheveux blonds. »
Le visage de la femme s’adoucit. « Non, je ne l’ai pas vue. Vous l’avez perdue ? »
Lennon tourna encore, les yeux fous, repris par la panique.
La femme de ménage lui tapota l’épaule. « Vous feriez mieux de descendre à l’accueil. Ils lanceront un appel par haut-parleurs. Ce n’est pas grave, ne vous… »
Lennon s’éloigna. « Ellen ? Ellen ! »
Il pressa l’allure en descendant l’escalier, sans prêter attention aux protestations de ceux qu’il bousculait.
« Ellen ! »
Un vigile quitta son poste près de la sortie et s’approcha. « Quelque chose ne va pas, monsieur ?
— Ma fille, dit Lennon en jetant des regards affolés tout autour. Elle a disparu.
— Ne vous inquiétez pas, on va l’appeler. Les gosses s’ennuient, vous savez, ce n’est pas rare qu’ils… »
Lennon l’empoigna par le col de sa chemise. « Vous ne comprenez pas. Quelqu’un l’a peut-être enlevée.
— D’accord, d’accord. » Le vigile échappa à l’étreinte de Lennon. « Ôtez vos mains, monsieur. On va la chercher, mais gardez votre sang-froid, vous voulez bien ?
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