— Non, je ne t’emmène pas au commissariat.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai pas confiance en mes collègues.
— Pourquoi ? répéta Marie.
— Mes chefs savent ce qui se passe aussi bien que moi. Mais ils ferment les yeux et font comme si ça n’existait pas. Je suis certain que tu seras plus en sécurité loin d’eux, même si j’ignore d’où viennent les ordres.
— Alors, où on va ?
— Tu peux rester chez moi le temps que je me renseigne. Il y a de la place.
— Non, dit Marie. Je ne veux rien te devoir.
— Laisse tomber les vieilles rancunes, pour une fois. La sécurité d’Ellen est plus importante que tout ce qui s’est passé entre nous. »
Il jeta encore un coup d’œil dans le rétroviseur. Ellen se pencha sur le côté, s’abrita la bouche derrière sa main et chuchota.
« À qui parle-t-elle ?
— Elle a des amis imaginaires. Des gens que les autres ne peuvent pas voir. Elle est comme ça depuis… »
Marie fut incapable de terminer sa phrase. « De quoi a-t-elle été témoin ? » demanda Lennon.
Sans répondre à la question, Marie enchaîna. « On est allées voir un psychologue, à Birmingham. Le Secrétariat d’État a payé les séances. Ça n’a servi à rien. Elle fait des cauchemars, et c’est de pire en pire. »
Lennon observa Ellen dans le rétroviseur. La pensée que la petite fille avait peur lui souleva le cœur. « De quoi rêve-t-elle ?
— D’incendies. » La voix de Marie tremblait. Elle battit des paupières et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes. « Elle rêve qu’elle brûle dans un incendie. Et elle hurle, ça me tue. Je ne dors plus, tellement j’ai peur d’être réveillée par ses cris. J’ai pensé qu’elle irait peut-être mieux si je la ramenais ici, dans des lieux qu’elle connaît. Mais avec ce qui arrive maintenant… »
Enfouissant son visage dans ses mains, Marie se pencha en avant et pleura en silence sous les yeux de Lennon qui ne savait comment la réconforter.
Quand les sanglots refluèrent, elle se redressa. « Excuse-moi, dit-elle en reniflant. Je n’ai parlé à personne depuis des mois. C’est dur.
— Je comprends. Écoute, je vais arranger ça. Je vais faire ce qu’il faut pour que tu sois en sécurité. Toi et Ellen.
— Je ne sais pas si tu pourras. Mais peut-être que… »
Lennon attendit la suite. « Peut-être que quoi ? » demanda-t-il au bout d’un moment.
Marie secoua la tête comme pour chasser une idée de son esprit. « Rien. Dépose-nous au Royal. Après, je trouverai un hôtel.
— Viens chez moi. Je t’en prie.
— Je ne veux pas. D’ailleurs, si on me cherche, c’est là qu’on ira en premier, non ? »
Il fut obligé de lui donner raison. « Possible.
— Emmène-moi voir mon père. Ensuite, tu pourras nous accompagner à l’hôtel. » Elle esquissa un sourire, mais il n’y avait là nulle gentillesse ni la moindre chaleur. « Tu n’auras qu’à monter la garde devant la chambre, si tu veux. »
Lennon réfléchit. « Non, pas à l’hôtel. J’ai un ami qui a un appart à Carrickfergus. Ce sera plus sûr. »
Il mit le contact et partit pour le Royal Victoria, à quinze minutes de route si la circulation le permettait.
Fegan savait que c’était peine perdue, mais il essaya encore et appuya sur la touche. Le téléphone ne s’allumait plus.
Il porta l’appareil à son oreille et le secoua. Malgré le bruit des voitures qui se pressaient sur le New Jersey Turnpike, il entendit qu’une pièce métallique se promenait à l’intérieur.
Après avoir poussé Pyè dans la voiture, les Doyle étaient partis sans demander leur reste. Fegan aurait parié qu’ils le laisseraient tranquille pendant quelque temps. Packie et Frankie avaient eu l’air terrifié. Mais leur peur ne tarderait pas à s’émousser. Mieux valait s’activer.
De retour dans la chambre du motel, Fegan posa le téléphone sur la table. Les rêves l’avaient hanté toute la nuit. Le feu, les hurlements. Il s’était réveillé trempé de sueur, le cœur battant, suffocant. Encore maintenant, des heures plus tard, il voyait des flammes chaque fois qu’il fermait les yeux.
Un vrombissement au-dessus de sa tête annonça qu’un avion approchait de l’aéroport de Newark. Fegan sortit de son sac une liasse de billets de cent — la somme totale se montait à un peu moins de trois mille dollars —, et un passeport irlandais au nom de Patrick Feeney. Il les posa sur la tablette près du téléphone. Par la fenêtre, il entrevit les lumières d’un avion qui décollait.
« Je vais rentrer chez moi », dit-il tout haut. Sa voix résonna dans la chambre au décor pitoyable.
Il prépara ses affaires.
Vous parlez d’un hôpital. On se serait cru dans un aéroport, avec des espaces ouverts et du verre partout. Il y avait même une sculpture devant l’entrée, un serpent enroulé autour d’une espèce de colonne. Le Voyageur s’avança parmi les infirmes et les boiteux en évitant de croiser leurs regards. Des femmes en peignoirs erraient sans but, un gobelet de café à la main ou, pour certaines, agrippées à leur paquet de cigarettes et à leur briquet. Des médecins aux visages juvéniles se déplaçaient par groupes de deux ou trois.
Même dans un endroit propre et flambant neuf, l’odeur de la maladie s’infiltrait partout. Le Voyageur haïssait les hôpitaux presque autant que le corps médical. Ce n’était que des églises pour les morts et les agonisants, administrées par des médecins pilleurs de cadavres, y compris de ceux qui respiraient encore.
L’un de ces brigands justement approchait, dans sa version féminine. Jolie, jeune, en blouse blanche avec des stylos dans sa poche.
« Vous cherchez les Urgences ? » demanda-t-elle.
Le Voyageur tourna sur lui-même pour examiner l’accueil. « Non.
— Oh. » Elle recula. « Pardon. C’est juste que votre œil a l’air…
— Mon œil va très bien. Où vous mettez ceux qui ont eu une attaque ?
— Ça dépend. Quand est arrivé le patient ?
— J’en sais rien.
— Il peut être soit en Réa, ou bien aux Admissions, ou dans un service, ou…
— D’accord, je le trouverai tout seul. »
En s’éloignant, il entendit : « C’est ça, allez vous faire foutre. »
Il se retourna mais elle partait déjà à grands pas.
« Connasse », lança-t-il.
Lennon reconnut Bernie McKenna, la tante de Marie, qui s’agitait autour du lit sur lequel reposait une forme immobile, ajustant les oreillers et les couvertures. Elle se figea quand Marie s’approcha mais ne la regarda pas. Sa poupée dans une main, Ellen s’accrochait à sa mère.
« Te voilà de retour », dit Bernie sans lever les yeux.
Marie alla se placer en face d’elle, de l’autre côté du lit. « Comment va-t-il ?
— À ton avis ? Regarde-le. » Bernie lissa le drap sur le vieil homme gris et décharné puis gratifia Marie d’un bref coup d’œil. « Le pauvre, il ne sait même pas où il est. Tu aurais mieux fait d’aller voir ta mère. Ça lui serait plus utile qu’à lui. »
C’est alors que Bernie aperçut Lennon. Elle plissa les yeux en fouillant visiblement sa mémoire et crispa la mâchoire lorsqu’elle y trouva ce qu’elle cherchait.
« Mon Dieu… Tu l’as amené ici ?
— Il nous a accompagnées en voiture.
— En voiture ou à cheval, je m’en fiche. Tu n’aurais pas dû. Il ne t’a pas causé assez d’ennuis comme ça ?
— Je vais faire un tour », dit Lennon. Marie se tourna vers lui. « Je ne serai pas loin », ajouta-t-il.
Dans le couloir, il croisa des vieillards aux yeux vides qui traînaient des pieds à perfusion et des machines à oxygène. Un peu plus loin dans le hall, il s’adossa au mur sans perdre de vue la porte de la chambre.
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