— Vous êtes en train de me dire que vous croyez ce garçon ?
— Oui, je le crois. Et je crois que celui qui a tué Declan Quigley et Brendan Houlihan a aussi tué Patsy Toner hier soir. »
Lennon écouta la respiration de Gordon pendant d’interminables secondes. Relevant la tête, il vit que son supérieur le regardait fixement. Gordon appuya sur la touche « eject », retira la cassette et la jeta dans la corbeille.
« Vous avez l’air fatigué, inspecteur Lennon.
— Je suis très fatigué. Vous savez ce que ça m’a coûté d’être flic ? Ma famille ne me parle plus depuis quinze ans. Aucune de mes sœurs. Je vois ma mère seulement parce qu’elle a perdu la tête et ne se rappelle pas avoir coupé les ponts avec moi. J’ai quitté cette famille parce que j’étais convaincu d’agir pour la bonne cause. J’ai vu les horreurs infligées autour de moi par les paramilitaires et les truands qui opèrent sous leur protection. Les flics sont impuissants, tellement les gens les détestent. J’ai cru que je pourrais changer ça en m’engageant dans la police. Faire évoluer les choses, ne serait-ce qu’un tout petit peu.
— Où voulez-vous en venir ? demanda Gordon.
— Je me dis que… » Lennon secoua la tête. « Rien. Je ne pense plus rien. »
Gordon se pencha en avant et croisa les mains sur la table. Ses yeux gris ne trahissaient aucune émotion. « Inspecteur Lennon, vous n’appartenez plus à ma brigade. Je consulterai l’inspecteur principal Uprichard concernant votre nouvelle affectation et les mesures disciplinaires qui s’imposent, au vu de votre conduite récente. D’ici là, je vous conseille de prendre des vacances. Est-ce que vous me comprenez ? »
Lennon se leva. « Je comprends. » Il se dirigea vers la porte.
« Je vous avais dit de laisser tomber, lança Gordon dans son dos. J’ai fait tout ce que je pouvais pour vous, mais vous ne m’avez pas écouté. »
La voix de son chef suivit Lennon qui s’éloignait déjà dans le couloir. Il regagna son bureau et ferma la porte. Debout au milieu de la pièce, serrant les poings, il décida de partir à la recherche de Dan Hewitt.
Le Voyageur était couché sur le lit, le téléphone à son oreille. De fines gouttes de pluie striaient la fenêtre. Un concert de klaxons s’éleva en bas, dans University Street.
« Bravo pour Toner, dit Orla. Dommage que vous ayez merdé avec Quigley. »
Le Voyageur s’assit brusquement malgré son épaule qui protestait. « Comment ça ?
— Il y avait un deuxième garçon. Il s’est livré à la police ce matin et il a raconté que quelqu’un d’autre était présent sur les lieux. Il vous a vu. »
Le Voyageur réfléchit à toute vitesse. « Il n’y avait pas de deuxième garçon, dit-il en choisissant de mentir.
— N’essayez pas de me baratiner. Vous saviez qu’il était là, et il s’est enfui.
— Il ne m’a pas vraiment bien regardé.
— Peu importe. C’est ce qu’il a dit aux flics. Ça signifie qu’ils sont peut-être en train de vous chercher. »
Le Voyageur se leva et gagna la fenêtre. Dans la rue, une voiture coupa la route à un cycliste et manqua de le faucher. Des fumeurs se tenaient sous la pluie, la tête rentrée dans les épaules, devant une vieille maison réaménagée en bureaux. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il.
— Qu’est-ce qu’on fait ? » Orla durcit le ton. « On répare vos conneries. Un de nos amis peut s’en occuper. Le garçon aura un accident dans sa cellule ce soir. En attendant, vous allez finir le boulot.
— La femme et la môme ?
— Absolument. Elles sont en route. Leur avion arrive à Belfast dans une heure. Vous savez ce que vous avez à faire. »
Orla raccrocha.
Le Voyageur alla prendre son sac et en sortit le dossier glissé sous un fatras de vêtements. La clé était scotchée à l’intérieur de la pochette.
Lennon trouva Hewitt planqué entre deux Land Rover dans le parking du bâtiment principal, son portable à l’oreille. Hewitt qui, tout à sa conversation, ne le vit pas arriver.
« Non, disait-il. Non, pas question… Je sais… Oui, je sais… Je vais me débrouiller, faites-moi confiance… Je sais… Je sais… Non, je ne peux pas… Nom de Dieu ! » Il faillit lâcher le téléphone en voyant Lennon. « Je vous rappelle. » Il rangea le téléphone. « Merde, Jack. Tu m’as fait peur.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lennon.
— Que veux-tu dire ? »
Lennon le poussa contre la Land Rover. « Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
— Calme-toi, Jack.
— Dis-moi ce qui se passe. » Lennon le pressa plus fort.
Hewitt leva les mains. « Je ne sais pas de quoi tu parles. » Il sourit. « Dis-moi ce que tu veux savoir, je te renseignerai si je peux.
— Declan Quigley et Patsy Toner. Et avant eux, Kevin Malloy.
— Patsy Toner a glissé et s’est cogné la tête en tombant dans une baignoire alors qu’il était bourré. C’était un accident.
— Tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas vrai.
— Declan Quigley a été tué à l’arme blanche dans un cambriolage qui a mal tourné. L’un des suspects est mort, l’autre est retenu en garde à vue.
— N’importe quoi. » Lennon le bouscula encore. « J’ai interrogé le jeune garçon. Il a vu quelqu’un d’autre sur les lieux.
— Arrête, Jack. Tu les connais, ces petits merdeux. Ils ne diraient pas la vérité même pour sauver leur peau. »
Lennon recula. « Je suis au courant, pour Gerry Fegan. »
Hewitt ne put dissimuler sa surprise. Il retrouva, mais trop tard, son masque imperturbable. « Qui ?
— Ça suffit, les mensonges. Terminé. Je te répète que je suis au courant pour Gerry Fegan et le merdier qu’il a mis à Belfast, juste avant l’épisode de Middletown. Je suis au courant pour Michael McKenna et Vincent Caffola. Pour Paul McGinty aussi. Je sais que Marie McKenna et ma fille étaient là-bas. Et que quelqu’un essaie de boucler l’affaire. »
La pomme d’Adam de Hewitt remonta dans son cou. « Tu as une sacrée imagination, Jack.
— Ne traite pas ça à la rigolade, dit Lennon en lui appuyant un doigt sur la poitrine. Dis-moi ce qui se passe. Tout de suite. »
Hewitt fit un pas de côté. « Je n’ai pas de temps pour ces inepties. Tu perds la boule, Jack. Tout le monde en parle. Tu aurais dû saisir ta chance et partir il y a cinq ans. »
Lennon le retint par le poignet. « N’essaie pas de te dérober. »
Hewitt considéra la main de Lennon, puis releva les yeux et soutint son regard. « Lâche-moi, Jack. Je te rappelle que je suis toujours ton supérieur. »
Lennon l’attira plus près. « Autrefois, tu étais mon ami.
— Exact. » Hewitt esquissa un semblant de sourire. « Mais il est parfois difficile de t’apprécier.
— Je me fous de savoir ce qui est arrivé à McGinty et à ses copains. Declan Quigley et Patsy Toner étaient tous les deux des enfoirés, personne ne les regrettera. Mais Marie et Ellen ! Elles n’ont fait de mal à personne. Je veux juste qu’elles soient en sécurité. C’est tout. S’il te plaît, Dan. Aide-moi. »
Hewitt ferma un instant les yeux. Il soupira.
« Je t’en prie, Dan.
— D’accord, fit Hewitt en rouvrant les yeux. Alors, écoute-moi. Je ne sais rien au sujet de Gerry Fegan. Concernant la bande de McGinty, c’était un règlement de comptes. C’est ce que l’enquête a conclu. Il n’y a aucune conspiration autour de tout ça, Jack. Si je te dis quelque chose, promets-moi que tu arrêteras tes bêtises.
— Vas-y, je t’écoute. » Lennon serra plus fort le poignet de Hewitt.
« Promets-moi, Jack. Promets-moi que tu laisseras tomber.
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