— Bon sang, tu appartiens à la C3, la Branche Spéciale. Ne me dis pas que tu ne sais pas où elle est.
— Elle est en sécurité. Marie McKenna et sa fille — ta fille — sont en sécurité. C’est tout ce que je peux te dire. Elles ne risquent rien. D’accord ?
— Où sont-elles ?
— Elles ne risquent rien, répéta Hewitt. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus. »
Au comble de la frustration, Lennon se retint de balayer un tas de papiers posé sur la photocopieuse. Il croisa les mains derrière sa nuque et prit une grande inspiration.
« Encore une chose », dit Hewitt.
Lennon expira. La tête lui tournait. « Quoi ?
— Mais ça ne signifie rien.
— Quoi donc ?
— N’essaie pas d’interpréter. Ce n’est qu’une coïncidence. »
Lennon laissa retomber ses mains. « Parle, bordel.
— L’avocat. Patsy Toner. »
Lennon sentit son sang se glacer. Il veilla à ne montrer aucune réaction. « Et alors ?
— Il a un appartement près de Springfield Road. Une femme a été agressée dans son immeuble la nuit dernière aux alentours de vingt-trois heures. Elle a le nez cassé et ne se souvient de rien. La porte de Toner a été enfoncée. Il a disparu. »
Lennon s’essuya la bouche du revers de la main.
« Tu as posé des questions à son sujet, dit Hewitt. Je le sais par un indic. Tom Mooney, au pub de McKenna. Il a rapporté à l’un de mes collègues que tu étais venu l’interroger. »
Lennon pensa nier, mais à quoi bon. « C’est juste », répondit-il.
Hewitt brandit un doigt menaçant. « Arrête ta petite enquête. Ce qui s’est passé hier n’a rien à voir avec lui, ni avec Marie McKenna, compris ? Patsy Toner fréquente toutes sortes de voyous. Ses ennuis ne regardent que lui. Si je te raconte tout ça, c’est pour t’éviter de chercher une conspiration qui n’existe pas, même si un imbécile quelconque te mettait sur cette piste. Laisse tomber, je te dis. »
Lennon considéra le visage de Hewitt, ses yeux gris, les rides autour de sa bouche. Avait-il vraiment apprécié ce type-là, y compris autrefois, à Garnerville ?
« Dis-moi que tu renonces, insista Hewitt. S’il te plaît. »
Lennon déglutit péniblement et hocha la tête. « D’accord. Je renonce. »
Le Voyageur prit place sur un tabouret au comptoir. Il avait l’embarras du choix, vu qu’il était seul dans le pub. Avec le barman, Tom Mooney.
Mooney abaissa son journal et inclina la tête pour mieux détailler son client. « Ça va ?
— Impec, répondit le Voyageur avec un grand sourire.
— Vous avez l’œil sacrément amoché. »
Le Voyageur porta la main à la source de chaleur qui lui irradiait la joue. Il arrêta son geste à quelques centimètres de sa paupière enflammée. « J’ai chopé une infection. Ça fait un mal de chien.
— Vous devriez aller voir un médecin.
— Sans doute. Et sans doute que j’irai pas. »
Mooney le dévisagea un instant sans rien dire. « Qu’est-ce que je vous sers ? reprit-il.
— Une pinte de Smithwick’s. »
Mooney approcha un verre de la tireuse. Il le remplit d’un liquide brun et crémeux, puis déposa la bière devant le Voyageur. Celui-ci sortit un billet de dix livres.
« Vous n’êtes jamais venu ici, dit Mooney en essuyant le comptoir avec un torchon humide. Il y a surtout des habitués. Tout le monde se connaît plus ou moins… Et pas tellement de gens de passage, si vous voyez ce que je veux dire. » Il leva les yeux. « Enfin, sauf s’ils cherchent quelque chose. »
Le Voyageur sourit. « Ah bon ?
— Oui. » Mooney ne baissa pas les yeux sous le regard appuyé du Voyageur. Il ne s’en laissait pas conter.
« Vous croyez que je cherche quelque chose ? »
Voyant les mains de Mooney disparaître sous le comptoir, le Voyageur se demanda ce qu’il cachait là. Une batte de base-ball, probablement.
« C’est un peu l’impression que j’ai, répondit le barman. Alors, dites-moi ce que vous voulez, on verra où ça nous mène. Parce que là, aujourd’hui, j’en ai ma claque de tous ces gens qui tournent autour du pot. D’accord ? »
Le Voyageur hocha la tête. « Je cherche Patsy Toner. Il vient ici de temps en temps. »
Mooney ne parvint pas à dissimuler une réaction de surprise. « Je ne l’ai pas vu depuis un moment.
— Ah non ? Il va où, sinon ?
— Ça varie.
— Ça varie… Mais encore ?
— Moi, c’est ici que je sers à boire. Je ne peux pas vous parler des autres bars. »
Le Voyageur remarqua la sueur qui perlait au front de Mooney, la tension de ses avant-bras, sa mâchoire qui se crispait. « Je ne suis pas le seul à le chercher, pas vrai ? »
Le barman le dévisagea sans répondre.
« C’était un flic ?
— Finissez votre bière. La porte est là-bas.
— Un grand costaud, continua le Voyageur en sentant un filet tiède glisser sur sa joue. Cheveux blonds. Joli costume. »
Mooney fit la grimace. « Hé… Votre œil. »
Le Voyageur attrapa l’une des serviettes qu’il avait fourrées dans sa poche et s’essuya la joue. Une tache jaune pâle piquée de rouge s’étala sur le papier. Il renifla. Une substance épaisse et salée lui coula dans l’arrière-gorge. « Donnez-moi donc un peu d’eau, si vous voulez bien. »
Mooney hésita, puis remplit un grand verre. Le Voyageur y trempa la serviette et se tamponna l’œil en grimaçant de douleur. Le papier imbibé d’eau se déchira.
Mooney lui tendit un torchon, surgi d’on ne savait où. « Tenez. Il est propre. »
Le Voyageur s’humecta l’œil avec un coin du torchon mouillé. « Merci. Donc, vous ne savez pas où est Patsy Toner. Pas de problème, vous me paraissez plutôt sympathique. Répondez-moi juste : est-ce qu’un flic s’est pointé ici à sa recherche ?
— Oui, répondit Mooney à contrecœur. Et je vous en ai assez dit comme ça. C’est bon ? »
Le Voyageur replia le torchon et examina le barman. Quand on travaillait dans un endroit pareil, on ne lâchait rien aux flics. C’était tout simplement impossible, quand bien même Patsy Toner serait découvert mort. Ce gars-là avait dû garder de sacrés secrets dans sa vie. « C’est bon, répliqua le Voyageur en montrant le torchon. Je peux l’emporter ? »
Mooney haussa les épaules.
« Et je ne suis jamais venu ici, je ne vous ai jamais posé de questions sur Patsy Toner. Vu ?
— Comme je l’ai expliqué au flic, je n’entends rien, je ne vois rien. Alors, vous la finissez cette pinte, ou quoi ? »
Le Voyageur était sur le point de répondre quand son portable sonna. « À la prochaine », dit-il seulement.
Il sortit du pub et répondit au téléphone en regagnant sa voiture.
« Vous avez bien foiré votre coup hier soir, déclara Orla O’Kane.
— Il avait…
— Je ne veux pas d’explication. Tout ce qui m’intéresse, c’est ce que vous allez faire pour vous rattraper. »
Le Voyageur déverrouilla la Mercedes et s’installa au volant. « Je vais le tuer, ce sale petit moustachu. C’est tout.
— Réglez-moi ça aujourd’hui. Les choses sont en train de bouger. Il va y avoir du nouveau d’ici quarante-huit heures, et vous avez intérêt à assurer.
— En train de bouger, comment ?
— Vous le découvrirez bien assez vite. En attendant, grouillez-vous de dégager Patsy Toner. Pour vous faciliter la vie, je vais vous dire où le trouver. »
« Le Sydenham International, dit Patsy Toner.
— Près de l’aéroport ?
— C’est ça.
— Dans une demi-heure », répondit Lennon.
Le Sydenham International Hotel avait mal vieilli. Ses jours étaient comptés depuis la vague des établissements flambant neufs qui avaient poussé comme des champignons à Belfast ces dernières années, d’autant plus qu’on trouvait maintenant un bon nombre d’hôtels convenables à proximité de l’aéroport.
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