Sa paupière battait, son œil le brûlait, il voyait flou. Un liquide chaud coulait sur sa joue. Son épaule gauche lui faisait mal.
« Saleté de merde de fils de pute. »
Dans la chambre d’un motel bas de gamme situé près de l’aéroport de Newark, Fegan se redressa sur son lit en respirant avec difficulté. Le téléphone avait-il vraiment sonné ? Il attrapa à tâtons son portable sur la table de nuit et appuya sur une touche. Une lueur se fit dans l’obscurité.
Aucun appel. Il reposa l’appareil et se rallongea sur les couvertures. L’oreiller était humide de sueur. Il avait rêvé d’un incendie, d’une fumée épaisse engloutissant une petite fille dont les cris se transformaient en sonnerie de téléphone. L’enfant s’appelait Ellen McKenna. Elle devait avoir presque six ans maintenant. Quelques mois plus tôt à peine, Fegan l’avait emportée loin du cadavre des hommes qu’il avait tués. Elle fermait les yeux comme il le lui avait ordonné et se blottissait contre son cou. Sa peau était chaude.
La dernière fois qu’il l’avait vue, à l’arrière de la voiture de sa mère sur le quai de Dundalk Port, elle agitait la main pour lui dire au revoir. Cela lui paraissait si loin, dans une autre vie. Si Marie McKenna était en danger, elle pouvait l’appeler sur le portable qu’il gardait contre sa hanche sans jamais s’en séparer. Il se frotta l’épaule gauche. Sa cicatrice le démangeait comme si de minuscules araignées grouillaient sous le trait de peau rose et brillant.
Il s’absorba dans ses pensées. Les rêves pouvaient-ils déborder sur les heures d’éveil ? Il savait d’expérience que l’ici se confondait parfois avec d’autres ailleurs. C’est pourquoi rêver d’incendies et de fillettes prises dans les flammes le terrifiait, à en avoir le ventre noué et les jambes flageolantes.
La mère d’Ellen n’apparaissait jamais dans ces rêves. Fegan devait parfois faire un effort pour se rappeler les traits de Marie McKenna. Il la revoyait sur le quai, lui interdisant de revenir, mais son visage avait perdu toute réalité. Comme quelqu’un qu’il aurait seulement imaginé, qui n’avait jamais vraiment existé. Quand son téléphone sonnerait, et il n’en doutait pas, elle redeviendrait réelle. Il redoutait ce moment.
Mais si Marie appelait — quand elle appellerait —, il irait la rejoindre. Il lui avait juré qu’elle serait en sécurité, ainsi qu’Ellen. Bien qu’il eût répandu le sang autour de lui pendant une grande partie de sa vie, il se reprochait surtout d’avoir entraîné Marie et Ellen dans la violence qui semblait invariablement graviter autour de lui. Par sa faute, la mort avait frappé à leur porte ; il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l’empêcher d’entrer.
La chambre vibra au passage d’un avion. L’appel viendrait bientôt, il en était sûr. Ensuite, il achèterait un billet pour Belfast à l’aéroport. Il retournerait chez lui, dans la ville qu’il pensait ne jamais revoir, et il finirait ce qu’il avait commencé.
« Que faisiez-vous hier chez Jonathan Nesbitt ? » demanda l’inspecteur principal Gordon, les mains croisées sur le bureau.
Dan Hewitt se taisait, debout au coin de la pièce.
Lennon regarda les deux hommes tour à tour. « Je voulais juste l’interroger.
— À propos de quoi ? »
Lennon chercha à inventer un prétexte. Mais Gordon enchaînait déjà : « Je vous ai renvoyé chez vous hier pour que vous vous reposiez, pas pour harceler un honnête homme comme Jonathan Nesbitt.
— Je n’ai fait que poser des questions.
— Quelles questions ? » Gordon n’attendit pas la réponse. « Si vous allez frapper aux portes en montrant votre carte, vous avez intérêt à ce qu’elles aient un rapport avec mon enquête en cours. Était-ce le cas ? »
Mal à l’aise, Lennon se tortilla sur sa chaise. « Pas directement.
— Pas directement. » Gordon pinça les lèvres. « En d’autres termes, “pas du tout”. »
Hewitt s’éclaircit la gorge. « Jack, on sait pourquoi tu es allé chez Nesbitt, et quel genre de questions tu lui as posé. M. Nesbitt en a informé son contact à la Branche Spéciale hier après-midi. Mes collègues n’étaient pas très contents. Et ce n’est pas la première fois que j’interviens en ta faveur.
— Vous lui devez une fière chandelle, dit Gordon en indiquant Hewitt. J’étais prêt à vous retirer de mon équipe. Il a réussi à m’en dissuader, mais vous marchez sur des œufs maintenant. Compris ? »
Lennon hocha la tête en soupirant.
Gordon se pencha en avant. « Compris ?
— Oui. »
Gordon se radoucit. « Écoutez-moi. Vous êtes un excellent policier. Vous devriez déjà être inspecteur principal et en bonne voie pour commander votre propre unité. Si vous ne faites aucun faux pas, vous avez encore une belle carrière devant vous. Ne vous égarez pas à cause d’intérêts personnels. »
Lennon ne put soutenir son regard. « Oui, répéta-t-il.
— Bien. Allez-y, rassemblez les éléments fournis par la police scientifique. C’est ce que j’attends de vous. »
Lennon se leva et gagna la porte. Dans le couloir, il fut rattrapé par Hewitt.
« J’ai à te parler. »
Lennon s’arrêta. « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je t’ai rendu service aujourd’hui, Jack. » Hewitt parlait à voix basse, sans élever le ton. « Tu ne sauras peut-être jamais ce que je t’ai évité.
— Donc, je suis ton débiteur, répondit Lennon en s’éloignant.
— Et je m’apprête à t’en rendre un autre. »
Lennon se retourna. « Ah oui ? Lequel ? »
Hewitt alla ouvrir la porte de la pièce qui abritait la photocopieuse. Après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, il invita Lennon à le suivre.
Lennon entra à son tour. « Alors ? Quel service ?
— Te conseiller de laisser tomber. »
Lennon sourit malgré lui. « C’est drôle, tu es la deuxième personne qui me dit ça depuis hier. »
Hewitt se décomposa. « Qui d’autre ? »
Lennon mit les mains dans ses poches. « Un petit oiseau.
— Bon sang, Jack. S’il te plaît. Dis-moi que tu vas laisser tomber. » Hewitt s’approcha d’un pas. « Tu sais qu’ils ne rigolent pas, à la Branche Spéciale. Ils te baiseront à la première occasion.
— Ils ? Tu veux dire nous . Hein ?
— Ne me mets pas dans cette position, Jack. Je me suis mouillé pour toi aujourd’hui, une fois de plus. Quoi que tu en penses, j’ai toujours été ton ami, et je le suis encore. Laisse tomber. »
Lennon serra les poings dans ses poches. « Mais enfin, c’est de ma fille qu’il s’agit ! Elle et sa mère ont disparu il y a plusieurs mois. Je sais que Marie était mêlée à ce règlement de comptes, l’histoire avec McGinty. Personne ne l’a vue depuis. Comment veux-tu que je laisse tomber ? »
Hewitt réfléchit en marchant de long en large. Il s’arrêta, hocha la tête. « Très bien. Je vais te dire une chose, une seule. Mais promets-moi que tu laisseras tomber. »
Lennon sortit les mains de ses poches et plia les doigts pour les détendre. « Je t’écoute.
— Promets-le-moi.
— Je ne peux pas. »
Hewitt le dévisagea fixement. « Promets-le-moi. »
Lennon s’appuya contre la photocopieuse. « Eh merde. D’accord. »
Hewitt marqua un temps d’arrêt. « Tu as raison, reprit-il. Marie était mêlée au règlement de comptes.
— C’est pas vrai… », soupira Lennon.
Hewitt leva les mains dans un geste d’apaisement. « Pas directement. Elle a déménagé par simple précaution. Je ne sais pas où elle est, mais…
— Je ne te crois pas.
— Jack, je…
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