— Ma décision est prise, répondit-il. Il le faut. Pour Liam. »
Bronagh secoua la tête avec une moue dégoûtée. « Ne te sers pas de lui pour te justifier ! Tu sais quelles seront les conséquences pour la famille. Maman ne pourra plus se montrer nulle part. On aura de la chance si la maison n’est pas réduite en cendres. Et nous avec.
— Ça ne changera jamais, autrement. On se plaint que la RUC soit une police en majorité protestante, mais on refuse de s’y engager ! On condamne les flics qui ne nous protègent pas, alors qu’on ne leur en laisse pas la possibilité. Je fais ça pour…
— Sors d’ici. » Bronagh passa un bras autour des épaules de sa mère. « Regarde dans quel état tu la mets. Prends tes affaires et va-t’en. »
Ce soir-là, Lennon quitta la maison de son enfance. Il jeta sur le siège de la voiture une vieille valise et un sac de sport dans lesquels il avait fourré le peu d’effets qu’il possédait, et rentra à Belfast. Par un vieil ami, il apprit que Phelim Quinn était revenu voir sa mère quelques semaines plus tard : il l’avertissait que son fils serait tué s’il se montrait à Middletown. Pour la deuxième fois en un an, elle le chassa.
Lennon se pencha et embrassa sa mère sur le front. Elle lui caressa la joue. Un pli se creusa entre ses sourcils.
« D’où te viennent toutes ces rides ? demanda-t-elle. Chaque fois que je te vois, tu ressembles un peu plus à ton père. »
Lennon doutait qu’elle se rappelât sa dernière visite. « Oui, tu me l’as déjà dit.
— Il va bientôt revenir.
— Qui ça ? Papa ?
— Mais oui. De qui crois-tu que je parle ? Du pape ? Il reviendra et nous emmènera tous en Amérique avec lui. »
Lennon se souvenait à peine du visage de son père. Il ne l’avait pas vu depuis presque trente ans. Personne n’avait eu de nouvelles depuis, mais à quoi bon le rappeler à sa mère ? Autant la laisser s’accrocher à ses illusions, puisqu’elles lui apportaient un semblant de bonheur.
« Il nous emmènera dans un endroit très chic à New York. Moi, toi, Liam et les filles. Tout le monde ensemble.
— Oui, maman. » Lennon l’embrassa encore avant de partir.
Dans le parking, la porte s’ouvrit devant lui. Bronagh se figea lorsqu’elle l’aperçut. Elle resta un instant immobile, froide comme un matin d’hiver, puis baissa la tête en le croisant.
« Bronagh ? »
Elle s’arrêta, dos tourné, les yeux au sol. Lennon vit ses poings s’ouvrir et se fermer. À en juger par sa tenue, veste ajustée et jupe, elle arrivait directement de l’hôtel dont elle était gérante, dans le centre de Newry.
« Comment va-t-elle ? demanda-t-il. Ils s’en occupent ?
— Je ne savais pas que tu serais là.
— Excuse-moi. J’ai oublié de t’envoyer un texto.
— Ne recommence pas », dit-elle en s’éloignant sans le regarder.
Le Voyageur en avait assez d’attendre. Deux heures et demie maintenant, presque trois, et toujours pas de Toner en vue. Le petit nabot avait quitté sa femme et ses gosses et s’était installé dans un appartement miteux près de Springfield Road. D’après le Bull, il buvait tellement qu’il en crèverait. Le Voyageur le soulagerait, finalement, en abrégeant ses souffrances.
Il chercha une position plus confortable sur le siège du conducteur. Sa blessure au bras le gênait dans ses mouvements et son œil le démangeait atrocement. Trente minutes plus tôt, il avait appliqué la pommade antibiotique. Recommandée en cas de conjonctivite, si l’on en croyait le pharmacien. Le goût du produit dans son arrière-gorge lui soulevait le cœur. Il avait abaissé la vitre de quelques centimètres pour laisser entrer l’air de la nuit, sans résultat. Incontestablement, il n’était pas au meilleur de sa forme, d’autant plus qu’il voyait flou de cet œil-là. Pour une chiure de mouche comme Toner, ça n’avait guère d’importance, mais il lui faudrait faire attention en face d’un adversaire plus coriace.
Saisi d’un nouvel accès de démangeaisons, il cligna de l’œil. Un liquide tiède lui coula le long de la joue. « Eh merde. »
Il attrapa une serviette en papier dans la poche de la portière pour s’essuyer. Un fragment se déchira et resta collé à ses cils en dansant dans son champ de vision. Sa paupière s’affola. « Merde, répéta-t-il. Sale connasse de vieille pute. »
Renversant la tête en arrière, il papillonna des yeux. Il dut tirer fort pour détacher le morceau de papier. Après avoir trouvé à tâtons la bouteille d’eau dans la portière, il dévissa le bouchon et, aveuglé, versa de l’eau dans sa paume, s’en aspergea l’œil, puis s’essuya du revers de la main et de la manche. Entre deux cillements, il recouvrait en partie la vue. Lorsqu’il put allumer le plafonnier, son reflet troublé apparut et lui échappa tour à tour dans le rétroviseur. Ce n’était pas beau à voir. Il avait la paupière enflée, le blanc de l’œil strié de rouge. Peut-être devait-il encore appliquer plus de pommade. Il chercha le tube qu’il avait laissé tomber quelque part.
C’est alors qu’il vit Patsy Toner qui le regardait, debout sur le trottoir en face.
Il lâcha un juron et passa la main entre ses jambes pour chercher le Desert Eagle qu’il avait glissé sous le siège, mais ne trouva que le tapis humide, semé de détritus.
Toner ne resta pas longtemps pétrifié. Il partit en courant vers la porte de son immeuble. Le Voyageur s’érafla les doigts sur les rails métalliques du siège et poursuivit son exploration au fond de l’étroit espace tout en surveillant Toner. Les gémissements plaintifs de l’avocat couvraient à peine le bruit de la clé qu’il insérait dans la serrure.
Le Voyageur se contorsionna en enfonçant davantage la main. Son épaule blessée renâclait à l’effort mais il fut récompensé en sentant le froid de l’arme sous ses doigts. Il attrapa l’Eagle, sortit d’un bond de la voiture, se campa solidement sur ses jambes, engagea une cartouche, visa.
La porte de Toner se referma avec un claquement.
Le Voyageur jura encore. Il courut à la porte et la frappa du pied, une fois, deux fois. Le battant résistait. Toner habitait au dernier étage. Le Voyageur sonna à l’appartement du premier. Il balança à nouveau son pied dans la porte, puis la serra de près pour le cas où l’occupant du premier jetterait un coup d’œil en bas par la fenêtre. À l’intérieur, des pas se firent entendre dans l’escalier.
Une femme d’une quarantaine d’années ouvrit, visiblement en colère. « Qu’est-ce que… »
Le Voyageur lui fendit le nez avec la crosse du pistolet. La femme tomba à la renverse, sa tête heurta le plancher ciré. Elle gémit, cracha du sang en toussant, et ne bougea plus. Pourtant, elle respirait. Le Voyageur envisagea de l’achever, mais le temps pressait. Il l’enjamba et se dirigea vers l’escalier qu’il gravit quatre à quatre jusqu’au dernier étage.
La porte de Toner s’ouvrirait sans résistance, il en était certain. Il marqua une pause, prit une profonde inspiration et s’essuya les yeux avec sa manche. Son œil droit voyait trouble. Il cligna des paupières pour faire le point. Tenant l’Eagle dans une solide prise de combat, une main soutenant l’autre, il envoya un coup de pied sous la poignée de la porte qui s’ouvrit et fut projetée violemment contre le mur. Il distingua un vieux divan élimé dans la pénombre. Des assiettes, des bouteilles et les restes de plusieurs repas à emporter s’entassaient sur une table basse. Il entra prudemment. Une brise lécha son visage moite de sueur.
« Putain de connard d’enfoiré. »
Au coin de la kitchenette, une porte était entrouverte sur un escalier en métal qui descendait dans le jardin, deux étages plus bas. Il poussa un juron. Un escalier de secours.
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