— C’est important, pour moi.
— Je…
— Il s’agit de nous. De notre avenir ensemble. »
Lennon cessa de sourire. « Je sais. Excuse-moi. »
Le vendeur se rappela soudain qu’une tâche importante l’attendait ailleurs.
« Tu t’en fiches, en fait.
— Mais non, pas du tout.
— Si. Sinon tu écouterais. Pourquoi est-ce que je m’emmerde avec tout ça alors que tu t’en tapes complètement ?
— Marie, je t’en prie.
— Va te faire foutre. »
Lennon resta à dix pas derrière elle pendant qu’ils regagnaient la voiture.
Comble de l’ironie, c’était Wendy Carlisle, chargée de la communication avec les médias dans son service, qui l’avait présenté à Marie dix-huit mois plus tôt. Une fille qui manquait vraiment de chance, celle-là, s’il en existait. Ils devinrent amis, bien qu’avec le recul, Lennon ne comprît pas pourquoi.
Les amours de Wendy l’entraînaient d’un échec à un autre, cinq en tout durant le temps où ils se côtoyèrent. Elle en sortait inévitablement blessée, et amère. Lennon tenta sa chance, mais elle expliqua qu’un grand consommateur comme lui ne ferait qu’une bouchée de sa personne et en recracherait les restes. C’est pourquoi elle le repoussait en souriant, avec des pointes d’humour qui dissimulaient toute sa colère.
Lorsque Wendy le chargea d’interviewer quelqu’un à sa place, Lennon ne se doutait pas que le cours de sa vie en serait bouleversé. Dans la rupture de Marie avec ses racines, il vit le reflet de sa propre situation. Ni l’un ni l’autre n’avait voulu tomber amoureux. Étant donné la famille de Marie — une McKenna, bon sang, la nièce de Michael McKenna — il n’aurait pas dû s’en approcher. Leur relation détruisit le peu de liens que Marie conservait avec les siens, tandis que les collègues de Lennon mirent un point d’honneur à massacrer sa carrière chaque fois qu’ils en eurent l’occasion. Alors qu’on lui promettait un poste à la Branche Spéciale, on le détacha brusquement au CID [17] Central Intelligence Department (département central de renseignement).
. Sans explication, mais il savait pourquoi. Un flic catholique, déjà, c’était chose rare, et voilà qu’à présent il fricotait avec la nièce de Michael McKenna. Entre les menaces des républicains, avec leurs cartes de messe [18] Cartes envoyées à une famille endeuillée pour indiquer qu’une messe sera dite en mémoire du défunt. Elles représentent donc ici une menace de mort.
et les balles reçues par la poste, ou, en face, les regards durs et le silence sur son lieu de travail, il n’aurait su dire ce qui lui pesait le plus.
Dès qu’ils emménagèrent ensemble, Marie envisagea d’avoir un enfant. La nuit, toujours, quand ils étaient allongés dans le noir. Je réfléchis à voix haute, disait-elle, c’est tout. Je ne suis pas sérieuse.
Sérieuse ou non, il était terrifié. Pas tant à l’idée de connaître des nuits sans sommeil ou de perdre sa liberté, mais plutôt parce qu’il avait la certitude, tôt ou tard, de décevoir l’enfant. Malgré ses efforts pour expliquer à Marie qu’en réalité il avait peur de sa propre faiblesse, il ne trouva jamais les mots juste. Elle lui tournait froidement le dos après chacune de leurs conversations ayant trait au sujet, tandis qu’il s’en voulait de sa maladresse.
Ils finirent par ne plus en parler. Les yeux de Marie se teintèrent d’un gris froid comme la pierre, ses lèvres s’amincirent, son rire se tarit et ressembla au bruit du papier de verre qu’on frotte sur le bois. Ils auraient dû mettre un point final à leur relation mais n’en eurent le courage ni l’un ni l’autre.
Lennon se redressa en sursautant contre l’appuie-tête de l’Audi. S’était-il assoupi ? Il avait la tête engourdie, lourde comme un bloc d’argile. Un coup d’œil à sa montre… Bientôt cinq heures. Combien de temps avait-il dormi ? Une heure, peut-être.
« Mince. » Il mit le contact, écouta le moteur Diesel qui démarrait dans un ronflement et cligna des yeux pour chasser le sommeil.
Un homme approchait sur le trottoir. Environ trente-cinq ans, estima Lennon. Visage dur, creusé par la vie plus que par l’âge. Sa paupière droite était rouge et gonflée. Son bras gauche pendait, raide, le long de son corps. Il fit un signe de tête à Lennon en passant.
Dans son rétroviseur latéral, Lennon le vit disparaître entre les voitures garées le long du trottoir. Il ouvrit la portière de l’Audi et descendit pour parcourir toute la rue des yeux.
Personne.
Lennon remonta dans l’Audi, la bouche sèche. Il avait envie d’une autre pinte. Et d’un peu de compagnie, peut-être.
Le Voyageur avançait tête baissée dans la rue perpendiculaire. Il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Personne ne le suivait. Sa Mercedes l’attendait plus loin, dans une rue parallèle à Eglantine Avenue dont il ne connaissait pas le nom. Belfast commençait à lui taper sur le système, avec ses maisons en brique rouge et ses voitures garées les unes sur les autres. Les gens, aussi, qui affichaient des sourires béats, maintenant qu’ils se mettaient enfin à gagner de l’argent au lieu de s’entre-tuer.
Il monta dans la Mercedes et composa le numéro.
« Quoi encore ? demanda Orla.
— Hé là, p’tite dame. Toujours prête à mordre, hein ?
— Ne m’appelez pas “p’tite dame”, sale manouche, sinon je viens vous couper les couilles. Qu’est-ce que vous voulez, cette fois ? »
Le Voyageur sentit qu’il valait mieux ne pas prendre la menace à la légère. Elle avait ses règles ou quoi ? « Alors, ce flic ? reprit-il. Qu’est-ce que vous avez trouvé sur son compte ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est encore assis dans sa bagnole devant l’appartement de la fille McKenna. Qu’est-ce qu’il fait là ? Qui est-ce ?
— Lui ? C’est le moindre de vos soucis, croyez-moi. Jack Lennon. Inspecteur de police. Un type futé qui aurait dû monter en grade, mais il a un peu cafouillé il y a quelques années. Il a été accusé de harcèlement sexuel par une pétasse de son service. La plainte n’a pas été retenue mais sa réputation en a quand même pris un coup. Il est endetté jusqu’au cou, il a trop d’amis parmi les loyalistes, et on raconte qu’il palpe du côté des bordels. D’après un de ses collègues, il aurait proposé un pot-de-vin. Ses supérieurs s’en méfient et le soupçonnent d’être corrompu. Ne vous préoccupez pas de lui.
— Je ne peux pas, répliqua le Voyageur. Il va se fourrer dans mes pattes. J’ai intérêt à le dégager.
— Non. Si vous vous en prenez à un flic, même un ripou, vous risquez de tout faire foirer.
— Je serai prudent. On ne pourra pas relier…
— J’ai dit non. Écoutez-moi. Il y a des gens qui ferment les yeux pour nous laisser la charge de cette affaire. Si vous flinguez un policier, ils changeront d’attitude. Vous me suivez ?
— C’est bon, j’ai compris. »
Un silence tomba, puis Orla O’Kane reprit : « Et Patsy Toner ?
— Je le vois ce soir.
— Parfait. Ma patience a des limites. Contentez-vous de faire ce pour quoi on vous paye.
— OK. »
Le Voyageur raccrocha et remit le téléphone dans sa poche. « Connasse de pisseuse », marmonna-t-il. Il démarra la Mercedes et partit à la recherche de Patsy Toner.
Lennon le trouva au Crown Bar, aussi incroyable que cela puisse paraître. Malgré les compartiments aménagés tout autour de l’espace, le Crown était le pub de Belfast à éviter si l’on voulait rester discret. À travers les cloisons de bois et de verre qui divisaient la salle en plusieurs parties, Lennon aperçut Patsy Toner, assis à une extrémité du comptoir, face au mur de granit rouge.
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