— Pas sûr », répondit Connolly.
Lennon quitta la grande artère de Belfast Road et s’engagea dans la rue en impasse où était situé l’immeuble de trois étages.
L’endroit était modeste. Propre, anonyme, terne. Idéal pour installer des prostituées. À un quart d’heure de la ville en voiture, un trajet facile pour un homme se sentant seul, avec des voisins qui ne prêtaient sans doute guère attention aux allées et venues. Lennon observa les autres voitures garées dans la rue, composées pour moitié de vieilles BMW ou d’Audi, volant à gauche, plaques d’immatriculation étrangères : Pologne, Lettonie, Lituanie. Des travailleurs immigrés vivaient là, la plupart ayant probablement signé un bail de courte durée.
Oui, un homme d’affaires en manque pouvait venir ici sans craindre d’être reconnu par un voisin. Lennon ne le comprenait que trop clairement.
Plus de six mois s’étaient écoulés depuis qu’il s’était lui-même rendu dans un endroit semblable. Et deux mois encore avant, entre cette dernière visite et la précédente. En tout, quatre ou cinq fois depuis qu’Ellen vivait sous sa garde. Jusque-là, il réussissait toujours à se laver de la honte après avoir quitté une jeune femme aux yeux creux à qui il laissait cent livres sur une commode près du lit. Mais depuis qu’Ellen vivait chez lui, il ne parvenait plus à faire disparaître la sensation malsaine qui courait sur sa peau. Non que les filles ne soient pas propres, ni qu’il craignît d’attraper une vulgaire infection, mais il croyait voir l’infamie logée en lui suinter par ses pores, une exhalaison poisseuse qui contaminait tout ce qu’il touchait.
Il avait donc décidé d’arrêter. Un choix dont il savait, bien sûr, que cela ne relevait pas de la simple morale ou de la logique, auquel cas il n’aurait jamais commencé. Il avait tenu six semaines après l’arrivée d’Ellen sans éprouver la moindre tentation. Mais une nuit, alors qu’il l’avait autorisée à dormir chez Lucy et Susan, il s’était brusquement retrouvé à attraper ses clés sur la table, descendant par l’ascenseur, puis prenant le volant de sa voiture, en route vers un lieu qu’il connaissait à Glengormley.
Il refusa de donner voix à sa conscience avant d’être rentré chez lui, deux heures plus tard ; alors son jugement s’empara de l’acte accompli. Le lendemain matin, quand il alla chercher Ellen chez Susan un étage au-dessus, elle voulut le prendre par la main. Il se déroba, craignant que le péché ne se communique de ses doigts à ceux de la petite, et elle le punit en gardant le silence toute la journée.
Mais cette leçon ne lui suffit pas. Deux semaines seulement avaient passé quand il refit en pleine nuit le trajet qui le menait à ce recoin obscur de la ville. Et de nouveau quelques semaines plus tard. Chaque fois, il se promettait à lui-même, à la partie de son cœur qui appartenait à Ellen, que ce serait la dernière. Chaque fois, il se doutait qu’il romprait sa promesse.
Jack Lennon savait qu’une âme humaine pouvait supporter la honte presque jusqu’à l’infini tant que celle-ci restait tapie à l’intérieur de soi, dissimulée aux yeux d’autrui. Bien des gens avaient survécu de cette manière. Dans le silence des nuits les plus profondes, il se demandait parfois s’il était de ceux-là.
* * *
L’employé de l’agence de location et un sergent du District C en uniforme attendaient devant l’immeuble. Lennon et Connolly descendirent de voiture et présentèrent leur carte. L’agent immobilier semblait inquiet. Le sergent s’ennuyait.
Ken Lauler, c’était le nom de l’agent, les fit entrer dans l’immeuble. Ils montèrent avec lui au dernier étage.
« Nous ne nous sommes pas occupés de la mise en location, expliqua Lauler. Il y avait une autre agence au départ. Nous avons seulement repris le contrat, les engagements d’entretien, etc.
— Comment ça se passe pour le loyer ?
— Il est réglé tous les mois par un virement automatique.
— De quelle provenance ?
— Un compte bancaire au nom de Spencer. Le nom qui figure sur le bail. Le loyer est payé à la date exigible, les voisins ne se plaignent pas, donc nous n’avons aucune raison de venir poser des questions.
— En tout cas, vous n’en aviez pas jusqu’à maintenant, corrigea Lennon.
— Absolument, dit Lauler. Voilà, nous y sommes. »
Il inséra la clé dans la serrure, la tourna. La porte s’ouvrit vers l’intérieur.
Lennon entra le premier. « On dirait qu’il y a eu une fête », fit-il remarquer.
Une douzaine de canettes de bière vides gisaient sur une table basse en verre ainsi qu’une bouteille de vin doux de Buckfast à demi pleine, du tabac et des feuilles de papier à cigarettes. Un sapin de Noël pauvrement décoré se dressait dans un coin, des guirlandes avaient été disposées autour de la fausse cheminée.
Lauler émit un claquement de langue désapprobateur en découvrant le désordre.
« Ne bougez pas », lui ordonna Lennon.
Il pénétra dans la cuisine, suivi de Connolly. La plaque de cuisson semblait n’avoir jamais été utilisée, mais il y avait des miettes sur le grille-pain et de l’eau autour de la bouilloire. Un tiroir était resté ouvert. Des sacs poubelle noirs étaient posés près de l’évier, à côté d’un rouleau de ruban adhésif.
« Merde, fit Lennon.
— Quoi ? » demanda Connolly. Considérant les sacs, il devina à quoi Lennon pensait. « Ah. »
Lennon ouvrit d’autres tiroirs, tous vides, sauf un dans lequel il trouva une enveloppe brune contenant plusieurs centaines de livres en espèces et un contrat de travail.
Et un passeport.
Il le prit, reconnaissant l’inscription LIETUVOS RESPUBLIKA, République de Lituanie. Mais celui-ci était un modèle ancien, à la couverture verte, non pas bordeaux comme les nouveaux passeports biométriques conformes à la réglementation européenne. Il l’ouvrit à la page présentant les données.
Délivré en 2005, à Niele Gimbutiené, née en 1988. Il contempla la photo. Une jeune femme, jolie, aux cheveux blonds, les traits fins. Il parcourut les autres pages, cherchant des tampons de l’immigration, mais n’en trouva aucun. Le document n’était jamais sorti de l’Union européenne.
« C’est peut-être la fille qu’ils retenaient ici, dit-il en montrant le passeport à Connolly.
— Une prostituée ? interrogea Lauler, sur le seuil de l’appartement.
— À quoi d’autre pourrait servir ce genre d’endroit ?
— Je tiens à vous assurer, dit Lauler, que l’agence ignore tout de…
— Alors, où est-elle passée ? » demanda Connolly.
Lennon ne répondit pas. Il examinait maintenant le contrat de travail, qui arborait le logo EUROPEAN PEOPLE MANAGEMENT. Chaque paragraphe était imprimé en trois langues : anglais, français, lituanien — du moins Lennon le présumait-il. Deux signatures avaient été apposées, l’une ressemblant à celle du passeport, l’autre, un nom que Lennon ne parvint pas à déchiffrer. Le siège social de la société, tel qu’il était renseigné, se trouvait à Bruxelles.
Il remit le contrat dans l’enveloppe, mais glissa le passeport dans sa poche.
« Excusez-moi… », dit Lauler.
Lennon sortit de la minuscule cuisine et inspecta de plus près le plancher laminé du salon. Lauler voulut s’avancer, mais Lennon l’arrêta d’un geste.
« Je vous ai dit de ne pas bouger.
— Vous n’avez pas le droit de prendre quoi que ce soit qui appartienne au locataire…
— J’ai besoin de la photo, dit Lennon. Le passeport sera restitué plus tard, avec tout ce qu’on aura jugé bon d’emporter.
— Mais…
— Fermez-la. »
Lennon laissa son regard errer sur le plancher, jusqu’à ce qu’il trouve : là, une traînée rouge, devant l’une des portes. Il la montra du doigt.
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