Arturas fit tressauter Herkus en envoyant son poing dans l’appuie-tête du fauteuil. « Tu la retrouves ! »
Herkus se leva. « Oui, patron. »
Arturas recula d’un pas. « Parfait. Merci. »
Herkus gagna la porte, l’ouvrit, et sortit dans le couloir. Alors qu’il s’apprêtait à la refermer derrière lui, Arturas le rappela. « Herkus ? »
Il s’immobilisa. « Oui, patron ? »
Arturas désigna de nouveau ses narines rougies. « Rapporte- moi quelque chose, d’accord ? »
Herkus soupira. « Oui, patron. »
Galya regarda Billy Crawford poser un verre à bord haut devant elle sur la table en formica. Il le remplit à moitié avec quelque chose qui n’était pas tout à fait du lait, puis ajouta de la limonade.
« Un panaché lait-citron », dit-il. Il reprit le verre et le lui tendit.
Elle perçut l’odeur écœurante, douce et aigre de la boisson et détourna la tête.
Il rit. « On s’habitue », dit-il. Il but une longue gorgée et replaça le verre sur la table. Des gouttes blanches s’accrochaient à sa moustache. « Un café ? » demanda-t-il.
Galya acquiesça et resserra la couverture autour d’elle.
Il s’approcha du plan de travail près de l’évier et mit en marche la bouilloire électrique. Le café instantané qu’il sortit du placard ne semblait pas des plus frais, dans un bocal qu’on ne devait pas ouvrir souvent.
« Je ne sais pas de quand il date », dit-il, comme s’il lisait dans ses pensées. Il versa une cuillerée dans un mug. « Tu le prends comment ?
— Noir », répondit-elle.
La cuisine ressemblait à celle de Mama, au pays, avec des placards dont les portes coulissaient mal, du carrelage fissuré par terre, une vieille cuisinière dans le coin. Le réfrigérateur ronronnait, près d’un lave-linge à chargement par le dessus. Le papier mural aux fleurs d’un vert défraîchi se décollait dans les coins.
Galya observa Billy Crawford tandis qu’il s’affairait. C’était un homme de petite taille, pas plus grand qu’elle mais avec des épaules larges et un cou de taureau. Ses muscles saillaient, roulant sous sa chemise. Il avait des doigts courts et sans grâce, de la terre sous les ongles. Ses chaussures étaient de bonne qualité, quoique très usées.
Elle les détailla plus attentivement.
Ce n’étaient pas des chaussures, mais plutôt des brodequins de travail. À travers les voilages qui garnissaient les fenêtres, elle voyait la cour entourée de hauts murs dans laquelle était garée la camionnette. Elle discerna la forme d’une bétonnière sous une bâche saupoudrée de neige. Autour du rectangle de ciment s’entassaient des piles de briques, des sacs de sable et de gravier, des pelles, une pioche, et d’autres outils qu’elle ne reconnut pas.
Le trajet avait duré moins de quinze minutes, estimait-elle. Il lui avait ordonné de se tasser sur son siège afin ne pas être vue. Elle avait obéi, jusqu’au moment où, sentant la camionnette ralentir, elle s’était redressée à l’approche de la maison. Celle-ci lui parut à l’abandon, ainsi que sa voisine, les deux constructions se distinguant des autres dans la rue tranquille, au creux d’un virage.
Le véhicule contourna la bâtisse, et elle attendit sans bouger sur son siège pendant qu’il ouvrait le portail de la petite cour. Derrière une autre portion de terrain vague qui jouxtait la maison, elle aperçut les silhouettes allongées de bâtiments industriels. Un lieu étrangement isolé, coupé du monde tout autour, et pourtant Galya entendait encore le vrombissement de la ville pas si lointaine.
Une fois à l’intérieur, il l’entraîna dans un escalier, prit une serviette dans un placard sur le palier, et la conduisit à une salle de bains.
Elle en ressortit au bout de dix minutes, après avoir fait une scrupuleuse toilette, mais toujours vêtue des vêtements imprégnés de sang qu’elle portait en arrivant. Un petit cri lui échappa quand elle le découvrit à l’endroit même où elle l’avait quitté. Il attendait. Il souriait. Elle eut la vision d’un vautour, surveillant un animal à l’agonie. Il lui passa une couverture autour des épaules, et elle s’en voulut d’éprouver pareille ingratitude.
À présent, le doute la saisissait de nouveau.
« Vous avez dit que vous étiez prêtre, dit-elle, palpant du bout des doigts la croix qu’il lui avait donnée.
— Pasteur », précisa-t-il. Il versa de l’eau bouillante sur les granulés de café. « Pasteur baptiste… Je m’appelle Billy Crawford.
— Où est votre église ? » demanda-t-elle.
Il posa le mug de café devant elle et s’assit à la table. « Je n’en ai pas », dit-il, d’une voix douce comme le baiser d’un enfant. Il but une autre gorgée de son panaché lait-citron. « J’ai été ordonné il y a cinq ans, mais je ne suis attaché à aucune paroisse. Je voulais œuvrer pour la communauté. En aidant des gens comme toi. »
Galya porta le café à ses lèvres. Il était amer, rance. Elle retint une grimace. La neige tombait à nouveau derrière la fenêtre, plus fort, se déposant en couche sur les machines et les outils épars dans la cour.
Il suivit son regard. « Je dois gagner ma vie, expliqua-t-il. Je suis employé sur des chantiers de temps à autre. J’ai toujours travaillé de mes mains. » Il écarta ses doigts trapus sur la table, puis désigna la longue cicatrice qui lui barrait le front. « C’est comme ça que je me suis blessé. Un parpaing est tombé d’une palette et je l’ai reçu au-dessus de l’œil. Une douzaine de points de suture. Depuis, je porte toujours un casque. Mais il n’y a pas beaucoup de travail en ce moment. C’est calme… Tant pis. Ça me laisse plus de temps pour aider les filles comme toi. Veux-tu de mon aide ? »
Pour éviter de mentir, Galya répondit : « Je ne sais pas.
— Tu devrais accepter, dit-il, un sourire ridant son large visage. Parce que c’est ce que Jésus m’a demandé de faire. Aider des filles comme toi. J’ai mis du temps à le comprendre, je ne voyais pas ce qu’Il attendait de moi, mais Il a fini par me le montrer. J’ai aidé beaucoup de filles comme toi.
— Combien ? demanda Galya.
— Tu seras la sixième, dit-il, avec une fierté manifeste. Toutes semblables à toi, venues de pays lointains, amenées ici par des hommes mauvais pour être vendues comme de la viande. Avec Son aide, je les ai sauvées.
— Comment allez-vous m’aider ? demanda Galya.
— Tu parles très bien anglais, observa-t-il. Où as-tu appris ?
— À l’école, répondit-elle. Et en regardant des films. Je voulais devenir traductrice. Ou professeur.
— C’est encore possible, dit Billy. Quand tu seras rentrée chez toi, tu pourras faire tout ce que tu veux.
— Non », dit Galya. Elle reposa le mug. « Aller à l’université, c’est trop cher. Je dois m’occuper de mon frère Maksim. Il est resté tout seul là-bas. Il n’a pas d’argent pour manger. C’est pour ça que je suis venue ici, pour gagner de l’argent et lui envoyer.
— Mais ils t’ont menti, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-neuf ans. »
Il sourit. « Si jeune, dit-il. Trop jeune pour être traitée ainsi, volée par ces brutes. Parle-moi de chez toi. »
La fatigue alourdissait l’esprit de Galya, mais elle la chassa en se passant une main sur les yeux. Bientôt elle dormirait. Ensuite, elle se demanderait si elle voulait ou non de l’aide de cet homme, et elle déciderait.
« Je viens des environs d’Andriivka, un village près de Soumy, en Ukraine. » À présent que le poids écrasant de la peur avait été ôté de sa poitrine, elle trouvait plus facilement les mots en anglais. « Nous sommes russes, mon frère et moi. Nous parlons russe, comme beaucoup de gens aux environs de chez nous. Nous vivions avec Mama et Papa, dans leur ferme. Nous les appelons Mama et Papa, mais ce ne sont pas… Je ne sais pas comment on dit en anglais, ils sont le Papa et la Mama de ma mère.
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