— Tes grands-parents.
— Oui, nos grands-parents. Mon père et ma mère sont morts quand nous étions tout petits, alors Mama et Papa se sont occupés de nous. Papa est mort quand j’avais dix ans, et Mama a été obligée de travailler dans les champs. Parfois, je l’aide, mais il n’y a pas d’argent. Après, elle vend les terres à d’autres fermiers pour nous acheter vêtements. Quand elle est morte, il ne reste plus qu’un seul champ où faire pousser de quoi manger pour nous. Elle doit beaucoup d’argent. L’homme qui prête l’argent est venu, il dit qu’il prendra la ferme et nous chassera, on devra vivre dehors. Il dit nous ne sommes que des Russes et nous avons volé son argent. Jamais on ne nous traite comme ça. Les Russes et les Ukrainiens sont amis, ils ne se battent pas avec voisins, pas comme ici. »
Galya pensa aux peintures murales et aux graffitis qu’elle avait vus en arrivant dans cette ville, après avoir traversé la frontière. Partout, la haine s’étalait sur les murs.
« Un jour, mon cousin vient pour me rendre visite. Il est riche. Il a une voiture et il porte beaux habits. Il me dit qu’il connaît un homme qui peut me trouver un travail et je gagne beaucoup d’argent. Assez d’argent, il dit, pour payer l’homme qui prête l’argent et il nous laissera tranquilles, et aussi pour donner à manger à mon frère. Je dois juste partir quelque temps et habiter avec gentille famille russe à Dublin et apprendre leurs enfants à parler anglais. »
Galya leva son mug et but une gorgée, bien que le café fût trop chaud. Mieux valait se brûler la langue que se lamenter et pleurer devant cet homme bon. Ainsi avait-elle appris de Mama qu’il fallait rester droite et forte, sans jamais faiblir. Parce que les faibles sont voués à souffrir.
« Les choses ne se sont pas passées comme ça, n’est-ce pas ? demanda Billy.
— Non. » Elle lui parla d’Aleksander, mais ne raconta pas comment, le temps d’un fugace égarement, elle s’était crue amoureuse de cet homme beau et jeune. Elle réprima un bâillement et avala une plus grande gorgée de café.
« Quand j’arrive en Irlande, un homme attend à l’aéroport dans un… comment on dit ? C’est comme votre camionnette, mais avec des sièges ?
— Un minibus.
— Oui, c’est ça, minibus. Il prend d’autres filles, et aussi des hommes. Il roule pendant une heure. Je lui demande si on va à Dublin, mais il dit, tais-toi. Nous arrêtons dans un endroit, avec longs bâtiments tout autour et de la vapeur qui sort, et une odeur d’animaux, mais il n’y a pas d’animaux. Il nous emmène dans bâtiment. À l’intérieur, il y a des lits comme dans une prison, ou à l’armée. Il dit nous dormir ici, il revient demain matin. »
Dormir. L’idée provoqua un autre bâillement, et, cette fois, elle ne put le retenir.
« Les autres, ils disent ils veulent partir, mais il ferme la porte avec clé. Il n’y a pas de fenêtre, seulement une toilette et un lavabo d’un côté. Les filles pleurent, certains hommes aussi. Les filles disent elles sont venues pour faire le ménage, d’autres pour danser dans des bars. Les hommes disent ils sont venus pour construire des maisons et des routes. Mais quand l’homme revient, il dit on doit travailler ici, dans la chaleur et la mauvaise odeur, et ramasser champignons.
« Tout le monde dit on ne veut pas faire ce travail, mais cet homme, il répond on lui doit de l’argent. Il a pris nos passeports. Impossible de partir avant qu’on lui rembourse son argent. Alors il faut travailler. Et après… dans bâtiment… »
Elle perdit la notion du temps, les yeux fixés sur la table, essayant de débrouiller l’écheveau de ses pensées.
« Tu es fatiguée ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bien sûr, c’est normal. »
Il sourit à nouveau, et Galya sentit l’odeur du lait aigre.
« Tu as traversé beaucoup d’épreuves, dit-il. Tu as envie de dormir ? »
Galya hocha la tête.
« Il y a une chambre à l’étage, dit-il. Ce n’est pas très confortable mais tu peux dormir un petit moment. De toute façon, je dois passer des coups de fil.
— Qui vous allez appeler ? demanda Galya.
— Des gens, répondit-il. Des agences. Ils ont l’habitude de s’occuper de filles comme toi, des filles qui ont été introduites clandestinement dans le pays. Ils organisent tout, ils te procurent un nouveau passeport et prennent un billet d’avion… Va dormir. Quand tu te réveilleras, ce sera réglé et je te conduirai auprès d’eux.
— D’accord », dit faiblement Galya.
Elle aurait peut-être perçu une ébauche d’espoir dans son cœur — ou était-ce de la peur ? — si elle n’avait concentré toutes ses forces pour garder la tête droite et les yeux ouverts. Elle déglutit. Une substance crayeuse et amère lui envahissait l’arrière-gorge. Deux bras épais la happèrent et le monde s’évanouit.
L’homme qui se présentait sous le nom de Billy Crawford ne prit à Galya que son téléphone portable et ses chaussures, de vieilles tennis beaucoup trop grandes pour elle. Il grimaça en découvrant l’état de ses pieds, les cloques et la peau arrachée. Bien que ses vêtements fussent couverts du sang d’un homme mort, il n’y toucha pas. Ce serait peut-être moins confortable pour elle, mais il tenait à respecter sa pudeur.
Plus tard, une fois qu’elle aurait été sauvée, il pourrait regarder.
Et toucher.
Et goûter.
Mais pas avant. En attendant, il lui releva la couverture jusqu’au menton. Il se débarrasserait du téléphone à la première occasion.
Il avait bien failli abandonner cette fille sur le bord de la route en apprenant ce qu’elle avait fait. La police la rechercherait sûrement. Mais elle avait vu son visage, sa camionnette, le numéro de sa plaque d’immatriculation. Il était donc obligé de l’emmener, malgré le danger qu’elle représentait.
Et elle était si jolie, comme une poupée au teint pâle.
En sécurité maintenant. Elle ne bougeait plus, ne parlait plus. Une gentille fille.
Il écarta les cheveux blonds qui lui retombaient sur le visage. Inséra un doigt entre ses lèvres sèches, les retroussa.
De bonnes dents.
Il sourit et recula vers la porte. Elle n’émergerait pas avant quatre ou cinq heures, à peu près. D’ici là, il avait une foule de choses à faire.
À commencer par donner à manger à la créature, en haut.
Il ferma la porte et tourna la clé dans la serrure.
Lennon passa prendre Connolly chez lui près de Ulsterville Avenue. Le policier expliqua qu’il louait sa maison. La crise de l’immobilier avait fait baisser les prix dans ce quartier de la ville, autour de Lisburn Road, mais pas suffisamment pour qu’un simple agent de police puisse accéder à la propriété, si tant est qu’il obtînt un prêt bancaire. La naissance des jumeaux six mois plus tôt n’avait pas arrangé ses finances, se lamenta Connolly dans la voiture qui roulait vers l’appartement de Bangor. La circulation progressait lentement, à une vitesse constante, sous la neige qui s’épaississait au sol.
Connolly dissimulait ses bâillements tant bien que mal. Il s’était débarrassé de son uniforme et portait un blouson et un jean. Son manteau reposait sur ses genoux.
« Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, dit Lennon.
— En ce qui me concerne, une heure à peine, précisa Connolly. Ma femme avait besoin de moi aujourd’hui. Elle voulait que je m’occupe des jumeaux, entre autres. Elle a invité la famille pour Noël cette année. C’est la première fois qu’elle reçoit tout le monde, et ça s’est mal passé quand j’ai annoncé que je devais travailler.
— J’imagine, fit Lennon. Mais vous serez à la maison ce soir. Pour ça, au moins, elle ne pourra pas se plaindre.
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