Silencieusement, il remercia le Seigneur très haut.
Les autres attendaient quand Herkus et ses amis étaient arrivés dans la vieille BMW. Ce crétin de Sam conduisait, le canon du Glock appuyé contre le dossier de son siège. Darius avait voyagé dans le coffre, où il était monté avec un soupir douloureux sur ordre d’Herkus.
À présent, Darius et Sam étaient assis côte à côte, chacun ligoté sur une chaise avec un câble. Herkus les dominait de toute sa hauteur, soufflant sur ses doigts pour les réchauffer. Les autres, Matas et Valdas, se tenaient immobiles contre le rideau de fer qui fermait le local.
En chemin, Herkus avait appelé Arturas et annoncé qu’il emmenait les deux hommes à l’entrepôt. « Fais ce qui est nécessaire », avait répondu Arturas. Que ça dérange quelqu’un ou non, on s’en fichait.
Les vies de ces deux hommes ne valaient plus un kopeck maintenant. Herkus était tranquille.
Il faisait aussi froid à l’intérieur qu’au-dehors. Le hangar s’élevait sur un site industriel au nord de la ville, au milieu d’une dizaine de bâtiments identiques laissés à l’abandon. L’endroit avait appartenu à un certain McGinty. Herkus savait par ouï-dire qu’un flic véreux y avait été tué par un fou nommé Fegan, après quoi la construction du lotissement d’habitations qui devait remplacer les entrepôts avait été suspendue pour une durée indéterminée.
Herkus examina tour à tour ses prisonniers. Sam était aussi bête que son imbécile de frère, deux petites frappes maintenues en selle par une grosse organisation. Pas étonnant qu’Arturas méprise autant ses partenaires au sein du mouvement loyaliste ; si le personnel standard se limitait à ça, que Dieu leur vienne en aide.
Darius, c’était une autre histoire. Pas le plus futé parmi les hommes de main d’Arturas, mais il avait du cœur. Et une vraie force physique. Une montagne, ce type. Plus costaud encore qu’Herkus.
Par lequel allait-il commencer ? Darius, pensa-t-il d’abord. Histoire de montrer à Sam que l’affaire était grave. D’un autre côté, Darius pouvait encore servir. En tout cas pour l’instant.
Bon, alors Sam.
Herkus déchira deux bandes de tissu, les roula en boule et se les enfonça dans les oreilles. Il sortit le Glock 17 de sa poche et appliqua le canon contre le front de Sam.
« Où est Tomas ? demanda-t-il.
— Je sais pas, gémit Sam. Putain, je te jure que… »
Herkus pressa la détente et cria : « Bang ! »
Sam hurla. Une tache sombre s’étala sur l’entrejambe de son pantalon.
Herkus rit. « Autre chose à propos de Glock 17, dit-il. Pas de cartouche dans magasin, pas de bang. »
Il fit coulisser la glissière.
« Maintenant, il fait bang », dit-il.
Herkus appuya de nouveau le canon contre le front de Sam.
Le liquide ruissela sous le pantalon.
« Où est Tomas ? interrogea Herkus.
— Il est mort ! s’écria Sam. Elle l’a tué. »
Le cœur d’Herkus se serra. Il ferma les yeux.
« Qui l’a tué ? demanda-t-il en les rouvrant.
— La fille, répondit Sam. Avec un tesson de verre, un morceau du miroir… Elle lui a tranché la gorge. On a paniqué. On les a fourrés tous les deux dans le coffre de la voiture et on est allés au port pour s’en débarrasser. Elle s’est taillée. On a laissé Tomas sur le bord de la route. »
Il levait ses yeux écarquillés et pleins de larmes vers Herkus. « Bon sang, je suis désolé. On savait pas quoi faire, on a eu peur, désolé, oh mon Dieu, je… »
Herkus tira.
L’arrière du crâne de Sam explosa.
Darius se mit à pleurer.
Herkus colla le canon contre le front de son vieil ami.
« Raconte-moi tout », dit-il.
Arturas Strazdas appuya sur le bouton rouge de son téléphone avant qu’Herkus n’ait fini de parler. Il regarda fixement l’écran, sans rien voir.
Tomas, mort.
Tué par une pute.
Abandonné sur une route comme un chien.
Strazdas poussa un rugissement et lança le téléphone contre le mur. Il brûlait à l’intérieur, son cœur chauffé à blanc. Attrapant ses cheveux à pleines mains, il tira jusqu’à avoir envie de hurler. Il ferma son poing droit et se frappa le front et les tempes, encore et encore, vacillant comme un ivrogne, se jetant contre le mur.
Mais le feu en lui ne s’apaisait pas.
Il releva la manche gauche de sa chemise pour dénuder son avant-bras et referma ses dents sur la peau pâle.
Oh, la douleur. Une torche incandescente, aspirant enfin la colère. Son esprit retrouva l’équilibre. Il desserra lentement les dents, sentit un goût de métal.
La honte le frappa avec violence, comme un coup de poing au ventre. Il n’avait jamais parlé, ne parlerait jamais à âme qui vive de sa colère. Cette colère qui le conduisait parfois à se faire souffrir lui-même. À se meurtrir. Et, plus rarement, à répandre son propre sang.
Strazdas respira avec force, inspirant par le nez, expirant par la bouche, jusqu’à ce que son cœur se calme dans sa poitrine. Il alla au lavabo de la salle de bains et tourna le robinet d’eau froide. Penché sur la vasque de marbre, il tint son avant-bras sous l’eau et regarda les traînées rouges s’écouler par la bonde.
Il pesta contre lui-même.
Dix ans ou plus qu’il succombait à ces crises, chaque fois se laissant déborder. Ça retombait aussi vite que c’était monté. D’abord la colère, ensuite la douleur pour la noyer, puis la honte.
Un jour, dans l’appartement de Bruxelles, la femme de ménage l’avait surpris en train de se gifler et de mordre sa main. Elle lui avait demandé si tout allait bien. Il avait répondu, oui, pas de problème, qu’elle ne s’inquiète pas.
Le corps de la femme n’avait jamais été retrouvé.
Strazdas déchira une douzaine de feuilles de papier-toilette, les froissa en boule, et comprima la marque sanglante en forme d’ellipse sur son bras. Se redressant, il contempla son reflet dans le miroir. Un bel homme, lui avait-on dit. Cheveux noirs épais et yeux bleus. Belle peau, traits fins.
Il cracha sur le miroir.
La salive s’étoila en coulant le long du verre.
Arturas Strazdas se doutait que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire pour aller mieux. Il lui semblait souvent que sa vie se jouait sous ses yeux, qu’il était le spectateur de ses jours. Il n’avait jamais eu de femme hormis celles qu’il payait, aucun ami qui ne le craigne pas, et il savait qu’il mourrait seul.
Il avait toujours pressenti qu’il enterrerait son frère.
Mon Dieu, Tomas.
Strazdas attrapa une serviette et essuya la bave en évitant à présent de croiser son regard dans la glace. Il la jeta dans le lavabo, retourna dans la chambre et s’assit sur le bord du lit.
Tomas, mort.
Quel effet cela faisait-il de se sentir en deuil ? Strazdas ne se rappelait l’avoir jamais éprouvé. Quand il avait appris par un oncle que son père était mort, il avait joué le rôle du fils affligé, mais tout au fond, il se réjouissait. Jamais il n’avait pleuré le décès de quiconque.
Il ferma les yeux et fouilla en lui-même, cherchant à déceler une trace de chagrin. Quelque chose se logeait là, dans son cœur, qui était peut-être de l’affection pour son frère. Mais s’y mêlait à part égale le soulagement de ne plus jamais avoir à gérer les catastrophes provoquées par Tomas. Deux sentiments qu’étouffait largement, plus que tout, la colère de savoir que quelqu’un de sa propre famille s’était fait descendre par une pute.
Oui, voilà, attrape ça. Empare-toi de la colère.
Un être humain digne de ce nom n’éprouverait-il pas de la colère face au meurtre de son frère ? Si, bien sûr. Assassiné par une pute. Strazdas se saisit de sa rage, et la guida jusqu’à son cœur.
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