C’est à peu près à cette époque que Bernie McKenna, la tante de Marie, avait commencé à appeler. C’était une vieille fille au cœur sec, qui n’aurait pas esquissé un sourire même si Dieu en personne était descendu sur terre pour lui raconter une bonne blague. Sur sa requête, Lennon accepta de la laisser voir Ellen, pensant que des contacts avec sa famille élargie aideraient l’enfant à accepter sa nouvelle situation. Pas un moment, il n’imagina que Bernie en viendrait à suggérer, avec une innocence savamment travaillée, que la petite serait peut-être plus heureuse si elle vivait avec ses proches du côté maternel. Un célibataire comme lui, comment l’aurait-il élevée seul ? On ne le jugerait pas mal, loin de là, s’il se séparait d’Ellen, un homme est un homme, et vu son travail aux horaires irréguliers, comment assurerait-il à Ellen un tant soit peu de stabilité ?
Lennon ne l’admettrait jamais tant qu’il vivrait, mais une petite part de lui avait peur et se demandait s’il ne fallait pas donner raison à Bernie McKenna. Après tout, il avait abandonné Ellen quand elle était encore dans le ventre de sa mère, et il n’avait eu aucun contact avec elle durant les six premières années de sa vie. Alors seulement, il s’était rappelé qu’elle était son unique famille. Du moins, la seule à reconnaître encore son existence depuis que sa propre mère et ses sœurs l’avaient renié suite à son engagement dans la police.
Non, il ne lâcherait pas sa fille. Était-ce égoïste de sa part ? Peut-être. Probablement. Mais telle était la promesse qu’il s’était faite à lui-même en la sauvant de cette maison en feu, la maison où sa mère était morte, et c’était une promesse qu’il allait honorer.
Lennon frissonna en regardant le photographe et le technicien de la police scientifique unir leurs efforts pour monter la tente, du PVC blanc sur une structure en aluminium. L’opération leur prit à peine une minute, et moins de temps encore pour l’arrimer au sol.
Lennon s’approcha de la porte ouverte et pénétra dans l’abri translucide où filtrait la lumière de la rue. Debout à côté du cadavre, il se fit l’effet de quelqu’un qui pleurait un défunt à d’étranges funérailles.
Il se demanda qui pleurerait Tomas Strazdas.
« Je m’appelle Galya Petrova, dit-elle. S’il vous plaît, aidez-moi.
— Où êtes-vous ? demanda l’homme.
— Je ne sais pas. Sous un pont. Près de l’eau.
— Regardez autour de vous, dit-il.
— Je vois un grand bâtiment… En verre, avec du métal rouge. J’entends des voitures sur le pont. Il y a des grues et des clôtures partout.
— Je comprends, dit-il. C’est l’immeuble du Royal Mail. Ne bougez pas. Restez sous le pont. Ne vous montrez pas. Je vous trouverai. »
Les larmes affluèrent dans la gorge de Galya. « Merci », dit-elle, avant de raccrocher. Elle recula plus profondément dans l’ombre, serrant le téléphone contre sa poitrine comme un nouveau-né.
L’après-midi même — non, c’était déjà hier —, Rasa était entrée dans la chambre où on la tenait enfermée depuis presque une semaine. Elle avait annoncé à Galya qu’elle commencerait à travailler aujourd’hui.
Galya savait de quel genre de travail il s’agissait.
Rasa avait posé sur le lit des sous-vêtements minuscules, transparents, et une paire de chaussures par terre. Des chaussures avec des semelles compensées et des talons si hauts que Galya n’aurait jamais pu marcher en les portant.
« Déshabille-toi, ordonna Rasa qui parlait un russe emprunté. Enfile ça.
— Non », dit Galya.
Rasa sourit. Le sourire fatigué, mais patient, d’un parent avec un enfant à l’esprit lent. Galya lui donnait vingt ans de plus qu’elle, peut-être davantage, à voir son visage ridé par les années et le tabac. Rasa s’habillait comme une femme d’affaires qui cherche à séduire des hommes plus jeunes. « Ne sois pas stupide, dit-elle. Il faut que tu sois jolie pour ton client, pas vrai ? »
Galya recula vers le mur. « Mon client ?
— Le monsieur qui vient te voir. Il arrive bientôt.
— Qui est-ce ? demanda Galya.
— Personne, dit Rasa. Juste un gentil monsieur.
— Qu’est-ce qu’il veut ? »
Rasa rit et s’assit au pied du lit. « Ça, c’est toi qui le découvriras. Et tout ce qu’il veut, tu le feras.
— Mais je ne…
— Tout ce qu’il veut, répéta Rasa, la voix dure comme des os pointant sous la peau. Viens. Assieds-toi à côté de moi. »
Les épaules collées au mur, Galya se campa fermement sur ses pieds. « Je ne veux pas.
— Viens ici, dit Rasa. Tout de suite. »
Galya s’approcha du lit et s’assit, se tenant à un bon mètre de l’autre femme. Elle garda les yeux baissés.
« Tu es vierge ? » interrogea Rasa.
Galya rougit.
« Tu es vierge, oui ou non ? »
Galya se mordit la lèvre.
« Réponds-moi, dit Rasa.
— Non.
— Un seul homme ? »
Galya se tourna vers le mur.
« Deux ? Plus ?
— Deux, répondit Galya, tout en se demandant pourquoi elle disait la vérité. Un garçon du village… On était très jeunes. Dans un champ près de la maison de Mama. Ça a été tellement rapide, il avait à peine commencé que c’était fini, et après, il est parti en courant. Il ne m’a plus jamais parlé. Je n’ai pas dormi pendant deux semaines. Jusqu’à ce que le sang vienne. »
Rasa se radoucit, sa voix se fit indulgente. « Et le deuxième ?
— Aleksander », dit Galya en la regardant droit dans les yeux. Si Rasa reconnaissait le nom, elle n’en laissa rien paraître. « À Kiev. Le soir avant de prendre l’avion pour Vilnius. Il m’a dit que j’habiterais avec une famille de Russes très gentils à Dublin, que je m’occuperais de leurs enfants, et…
— Et quoi ? »
Galya faillit ajouter qu’elle leur apprendrait l’anglais, c’était ce qu’Aleksander lui avait dit dans la voiture, pendant qu’ils parcouraient les nombreux kilomètres qui séparaient son village, près de la frontière russe, de la capitale de l’Ukraine. Aleksander lui avait parlé de la vie qu’elle aurait, des endroits qu’elle verrait, de l’argent qu’elle gagnerait et enverrait à son petit frère Maksim pour qu’il puisse rembourser les dettes de Mama.
Dans la chambre d’hôtel de Kiev, tout en lui décrivant l’existence qui l’attendait, Aleksander la prit dans ses bras. Galya n’avait jamais vu un tel luxe, des tapis aussi épais, des draps de soie, et tant de mets appétissants sur la table qu’elle ne pourrait jamais en venir à bout. Elle aurait tout cela, dit-il en cherchant sa bouche, en pressant ses hanches contre elle. Et elle succomba, malgré ce que devait penser Mama en la regardant du haut du Ciel, parce que, mon Dieu, comme elle était reconnaissante ! Aleksander était si beau, grand, avec des yeux sombres et de longs cils, et Galya avait besoin de toucher quelque chose de beau, juste une fois dans sa vie.
Son orgasme avait explosé comme du verre, la laissant vide et creuse, à l’image de ces mannequins qu’elle avait vus dans les vitrines du centre commercial de Metrograd. Pendant une minute, ou peut-être seulement quelques secondes, elle s’était crue amoureuse. Mais ce sentiment l’avait désertée, chassé de sa poitrine quand Aleksander lui tendit un passeport lituanien avec la photo d’une fille qui ressemblait juste assez à Galya Petrova pour qu’un œil distrait s’en contente.
Elle monta seule dans l’avion, serrant le passeport dans sa main, le cœur frémissant de joie et de peur. Tous ses nerfs pétillaient d’excitation. C’était son premier vol, et elle retint son souffle quand elle se sentit poussée en arrière contre le dossier de son siège par la vitesse de l’appareil. Au moment où les roues quittèrent le sol, elle pria pour que Dieu la dépose saine et sauve à Vilnius.
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