« Fais pas ça », dit Darius.
La colère sur le visage de Sam vira à la terreur lorsqu’il comprit que ce qu’il cherchait ne se trouvait plus à sa ceinture. Il pivota pour regarder le banc où ses fesses de maigrichon reposaient un instant auparavant.
« Fais pas ça », répéta Darius, plus fort.
Sam se pencha, attrapa un objet sur le banc et visa le front d’Herkus. Plus ou moins. Le pistolet tressautait dans sa main comme un poisson hors de l’eau. Un filet de sang lui coulait du menton.
Herkus soupira. « Faut que t’enlèves la sûreté. »
Sam mit du temps à réagir. Il examina alors le pistolet, cherchant le cran.
Herkus lui arracha l’arme d’un geste rapide et fluide. Ébahi, Sam gardait les yeux rivés sur sa main.
« C’est un Glock, dit Herkus. Il n’y a pas de cran de sûreté. Assieds-toi. »
Sam obéit. Herkus rangea le pistolet dans la poche de sa veste.
« Je te repose la question. Où est Tomas ? »
Sam cracha encore. « Pu’ain, mes ’ents ! » geignit-il, des larmes dans les yeux. Il effleura de ses doigts sa lèvre qui enflait déjà.
Darius passa une main sur les marbrures qui lui venaient aux joues. Il parla en lituanien. « Je te le répète, on sait pas. Il est parti avec la fille et n’est pas revenu.
— Très bien. » Herkus sourit et s’adressa à Sam en anglais. « Venez, on va faire un petit tour en voiture. »
Frissonnant, Lennon accueillit les divers intervenants qui arrivaient sur les lieux. Ce fut d’abord le médecin légiste. Le Dr Eoin Donaghy avait passé un manteau par-dessus son pyjama. Sa mission consistait uniquement à prononcer l’extinction de la vie. Il ne lui fallut que quelques secondes pour examiner le cadavre et déclarer avec assurance : « Pas de doute, il est mort. »
Il revint lentement vers Lennon en ôtant les gants chirurgicaux qu’il avait enfilés pour l’examen, aussi bref fût-il. « Tuer quelqu’un par ce froid…, dit-il.
— Oui, fit Lennon.
— C’est dur pour ce policier, il est tout jeune. C’était grave ?
— Un peu. Mais il s’en sortira.
— Tant mieux, tant mieux, dit le médecin. Bon, s’il n’y a rien d’autre…
— Non, dit Lennon. Ce sera tout. Merci. »
Ils se serrèrent la main, et le médecin retourna à sa voiture.
Connolly s’approcha. « J’ai un nom », annonça-t-il.
Il venait de passer un quart d’heure au téléphone dans son véhicule de patrouille, pendant que l’officier de service au commissariat, sur sa demande, consultait le fichier des arrestations pour trouble à l’ordre public auxquelles il avait procédé durant les derniers mois.
« Je savais bien que je le connaissais, dit-il. Tomas Strazdas. Lituanien. Je l’ai chopé en octobre… Altercation avec les portiers d’une boîte. Il a été libéré sous caution après une nuit en cellule.
— C’est tout ? demanda Lennon.
— Il avait salement amoché l’un des portiers, expliqua Connolly. Le gars voulait porter plainte, mais il a changé d’avis le lendemain matin.
— Vous croyez que quelqu’un l’en a dissuadé ?
— Peut-être, dit Connolly. Je me rappelle qu’un gros bras est venu le chercher au commissariat le matin. Lituanien, lui aussi. Ça m’a frappé, d’ailleurs. Parce que le gros bras lui parlait avec respect. Plus que ça encore… C’est quoi le mot, déjà ? Quand on parle à son patron ?
— Déférence ? suggéra Lennon.
— Oui, c’est ça. Avec déférence. Comme si Tomas Strazdas était son patron.
— Je crois qu’on va devoir fouiller dans la vie de ce pauvre Tomas. Ça vous dirait de participer à l’enquête ? »
Le visage de Connolly se crispa, révélant l’effort qu’il faisait pour ne pas sourire. « Oui, je veux bien.
— Parfait, dit Lennon. Je demande le feu vert à l’inspecteur chef Thompson. Quand vous aurez terminé ici, rentrez vous reposer chez vous. Retrouvez-moi dans mon bureau demain à onze heures. »
L’espoir éclaira à présent le visage de Connolly. « Je suis de service demain soir.
— La veille de Noël ? Je vais arranger ça, ne vous inquiétez pas. Vous pourrez profiter de votre soirée en famille. »
Incapable de contenir plus longtemps sa joie, Connolly se fendit d’un large sourire. « Merci.
— Pas de problème, dit Lennon. Ne gâchez pas l’occasion qui vous est donnée. Si vous faites du bon boulot pour moi, je veillerai à ce que ça ne passe pas inaperçu aux yeux de la hiérarchie. »
Un 4×4 officiel s’arrêta de l’autre côté du ruban qui délimitait la scène du crime. Deux hommes en sortirent, un technicien de la police scientifique et un photographe. Inutile de déployer une équipe au complet avant le lever du jour, on installerait une tente pour protéger le corps en se contentant de prendre quelques photos.
Lennon songea qu’il serait sans doute retenu ici jusqu’au matin. Il ferait un saut chez lui pour voir Ellen avant de se rendre à son bureau où il devrait rédiger un rapport à l’intention de l’inspecteur chef Thompson. On l’avait déjà inscrit pour assurer le service ce jour-là, veille de Noël — manifestation évidente des pouvoirs de Dan Hewitt —, mais au moins il aurait pu rentrer plus tôt chez lui et se détendre avec sa fille. Avec un peu de chance, ce serait encore possible, sauf que, traînant alors une telle fatigue, il ne serait bon qu’à s’endormir sur le canapé une fois de plus.
Il avait à peine remarqué Noël l’année précédente. Après la mort de sa mère, Ellen était restée muette pendant deux mois, hormis quand elle faisait des cauchemars. L’ombre d’une enfant. Lennon avait passé des heures assis à côté d’elle, essayant de l’amener à parler mais ne se heurtant qu’à un silence poli.
Elle le prenait par la main de temps en temps. Rarement, au début, puis avec une fréquence accrue. Mais il avait souvent l’impression que ce geste visait à le rassurer, lui, plutôt qu’il n’exprimait un sentiment authentique de la part de la fillette.
Durant les semaines qui suivirent la mort de Marie, Lennon n’avait pas pu se regarder en face. Il devait fournir un effort presque physique pour repousser la question obsédante qui lui occupait l’esprit : que se serait-il passé s’il n’avait pas laissé Marie et Ellen seules dans cet appartement à Carrickfergus ?
Lennon rencontra plusieurs fois le psychologue de la police, avec qui il envisagea les différentes réponses possibles. Aucune ne lui vint en aide. S’il avait été présent au moment de l’enlèvement de la mère et de la fille, aurait-il pu les défendre ? Peut-être. Ou bien il serait mort aussi, et elles auraient été emmenées de toute façon. Il y avait aussi la question de la trahison de l’inspecteur chef Gordon, assassiné moins de deux heures après avoir convoqué Lennon, l’obligeant ainsi à relâcher sa surveillance. Gordon était-il impliqué ? Avait-il tendu un piège à Lennon, avant d’être trahi à son tour ? Dans ce cas, et si Lennon n’avait pas laissé Marie et Ellen seules, le tueur serait-il allé les chercher à l’appartement, ou aurait-il attendu un moment plus propice pour profiter de leur vulnérabilité ?
Vouloir répondre à ces questions, c’était comme tenter d’attraper la pluie avec la main ; pour chaque goutte reçue dans la paume, mille autres s’écrasaient au sol. La tentative apparut bientôt vaine. Lennon ne pouvait pas changer ce qui s’était passé. En revanche, il allait tout faire pour qu’Ellen vive le mieux possible à partir de maintenant.
C’était supportable, au début. Le silence de la fillette le soulageait, d’une certaine manière, même si Lennon se savait lâche d’éprouver pareil sentiment. Puis vint la colère. Des éclairs aveuglants, comme la foudre dans un ciel bleu. La moindre contrariété pouvait déclencher une explosion. Si Ellen jouait avec une poupée, et que la poupée ne tenait pas assise comme elle le voulait, elle se mettait à hurler, se roulant par terre et se débattant en tous sens, mordant si on essayait de la contenir. Dans sa fureur, elle cassait parfois des objets ; que ceux-ci lui appartiennent à elle ou à son père, peu importait. Chaque flambée retombait aussi vite qu’elle avait démarré, et la fillette continuait comme si de rien n’était.
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