Franck Thilliez - Conscience animale

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Et si se terrait en chacun de nous une animalité sanguinaire ? Et s'il était possible par un sacrifice bien mené de la réveiller ? Et si un homme avait précisément en tête d'user de ce savoir secret pour mettre en place une gigantesque entreprise assassine ? C'est dans le tourbillon de tous ces « si » que vont être aspirés Warren, père de famille presque ordinaire, Sharko, inspecteur tenace et téméraire, Moulin, jeune recrue faisant ses premières armes, et Neil, linguiste pour le moins singulier.
Nouant leur destin dans une enquête balisée par le sang et la cruauté, ils devront affronter l'impensable pour réaliser l'impossible. Mais quel sera le coût de cet impossible ?

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Les notes qui sortaient de son bec cuivré, soigneusement pensées aurait-on dit, dansaient avec allégresse sur les six casseroles en étain suspendues tête en bas. Coloré avec grâce et harmonie, décoré d'un nuage de vermillon au cou, il donnait l'impression d'avoir été peint par un artiste italien, sensation vivement renforcée par les deux sublimes rayures d'or qui garnissaient le bord de chaque aile. Il scruta, dans un premier temps, Warren de ses petites billes d'ébonite, pour finalement s'inviter dans la pièce d'un bond silencieux et assuré. Warren, tendrement surpris, n'ignorait pas, en connaisseur chevronné, que cette race nourrissait une peur panique à l'égard des humains. Désormais, le volatile malingre ne chantait plus, il piaillait méchamment dans sa direction avec des gazouillis nuancés tirant dans les aigus, le forçant à se boucher les oreilles. Sans crainte de quelque riposte, il atterrit sur la nappe, piétinant nonchalamment les miettes de pain, puis sautilla jusqu'à sa main pour la marteler de coups de bec rapides et habilement dosés. Warren se cabra brusquement, renversant sa chaise du coude, pour finir plaqué contre le mur, bras le long du corps et doigts écartés sur la tapisserie. Flottant tel un ange, l'animal battait des ailes sèchement, ventilant de désordonnés paquets de plumes jusque dans son assiette. Le cocker, pourtant de taille face à un tel adversaire, n'avait pas perdu une seconde pour déguerpir dans le séjour, pattes croisées sur le museau. Puis la linotte, cousue au regard de l'humain à qui elle semblait en vouloir particulièrement, s'éloigna à reculons, ailes écartées comme crucifiées, et pattes enfournées dans son soyeux plumage. Elle pinça alors une généreuse boulette de mie abandonnée par les enfants avant de reprendre son envol, non sans peine, pour se ranger sur la cime du somptueux tremble à l'écorce d'albâtre et d'ébène. Warren, tant effaré que curieux, se précipita à la fenêtre, planta les deux mains sur le rebord, et scotcha un regard interrogateur sur le volatile. Son épouse, en claquant les volets de la chambre, effraya le ténor qui quitta sans payer son restaurant de fortune, n'omettant pas d'embarquer son précieux butin. Le décollage fut rude, la pitance pesait son poids, néanmoins elle ne l'empêcha pas de fondre derrière une chaumière voisine, vrillant à quatre-vingt-dix degrés tel un fin missile. Une sensation de terreur injustifiée avait chatouillé Warren, mais très vite, un calme de mer morte balisa le terrain. L'épisode de cet étrange oiseau fut rapidement rangé dans les oubliettes…

Il raffolait de cet été indien, brûlant et sensuel, tendre et parfumé. Plus précisément les matinées, où les effluves d'herbe fraîche s'exhalant des champs se torsadaient habilement à l'air sec et vivifiant, et où l'astre bienfaiteur, armé d'une imposante batterie de nuages floconneux haut perchés, se levait toujours accompagné d'une palette de couleurs flamboyantes. Il émergeait du pays des rêves vers 7 h 30 puis traînait dans la salle de bains de l'étage, conscient que sa femme, entendant ses pas volontairement un peu maladroits d'ours mal léché, lui mijoterait le petit déjeuner. Ensuite il dévalait, l'odeur des œufs et du bacon le tirant avec force par les narines. Et là, un sourire accroché comme une guirlande de Noël s'invitait sur les lèvres de sa femme…

Oui, ce sourire, il l'aimait tant…

3

Un macabre craquement de branche le fit revenir sans artifices à une sombre réalité, où une mort teigneuse, acharnée, avait jeté son dévolu sur lui. Chacun de ces troncs desséchés au visage apocalyptique, comme posés là pour l'empêcher de fuir, pouvait être son caveau, les lombrics ses fossoyeurs, les asticots leurs assistants. Et la cérémonie funèbre se conjuguerait à un lâcher de ballons de carnaval, auxquels on aurait suspendu des lambeaux de chair, sa chair, pour amuser et nourrir la horde de bâtards qui le talonnait. Jusqu'à présent, jouant d'habileté, de ruse mais aussi de lâcheté, il avait toujours évité une triste fin, cependant là, il s'était engouffré dans une voie sans issue.

Depuis combien de temps déambulait-il maintenant ? Trente minutes, une heure ? Les secondes s'allongeaient autant que ses chances diminuaient. Son souffle, rugueux et difficile, lui arrachait à chaque expiration un morceau de muqueuse enflammée, le forçant à cracher du sang. L'oxygène, exagérément abondant, circulait péniblement dans ses poumons, et une piteuse aquarelle de style impressionniste avec sang, terre et salive comme couleurs primitives, recouvrait son visage dénué de relief. Les aubépines sauvageonnes, les buissons-ardents belliqueux ainsi que les paliures armés jusqu'aux dents, ennemis supplémentaires, s'organisaient en murets feuillus pour lui encombrer le passage et lui atrophier un peu plus les muscles jambiers à chaque foulée. Il ne désirait pas s'arrêter, — il avoisinait l'étroit chemin qui zigzaguait jusqu'à la cabane —, pourtant la nature capricieuse en jugea autrement. Il se fracassa le gros orteil contre une racine avant de chuter comme un cheval mort. Recroquevillé en œuf d'autruche par la violence du choc, il eut l'ultime réflexe de ranger la bague au fond de sa paume. En plus de son orteil cassé sur-le-champ, son ongle, fendu en deux, se nuançait dans les bleus et noircissait déjà tel le charbon. Il appuya à la base et fit se dresser, par effet de levier, chacune des deux extrémités. Il se colla la bouche contre le pantalon, mordit le tissu à s'en rompre les muscles de la mâchoire, et arracha d'un coup sec chaque morceau de kératine dans un hurlement étouffé qui lui gonfla les joues à la manière d'un trompettiste. Il dut s'y prendre à deux reprises, une écharde, cassée net, lui tailladait la matrice plantaire. Une souffrance exacerbée avait presque chassé ses yeux de leurs orbites, et après la deuxième tentative, la paire de bouts violacés lui resta collée aux doigts par un liquide gluant, trouble ou transparent suivant les endroits. Il les secoua avec le peu de vigueur qui l'animait encore. Ils se catapultèrent alors à une poignée de centimètres devant lui, empourprant la verdure dantesque au passage. À la base de l'orteil, un geyser sanguinolent s'épanouissait tandis que Warren, dents serrées, enlevait non sans peine la chaussette fumante de son autre pied chaussé, pour ensuite l'enrouler délicatement autour du morceau de viande. L'hémoglobine, sujette à de bien sordides fantaisies, se liquéfia en couches circulaires et disgracieuses à la surface du pansement. Après quelques minutes interminables, l'ensemble se coagula, alors il s'autorisa à relâcher le bandage.

Il n'avait pas entendu la meute derrière lui, ayant exploité du mieux qu'il pouvait son avance confortable, mais de combien de temps disposait-il ? Son cœur pendait au bord de ses lèvres, ses poumons soufflaient comme une locomotive à vapeur mal alimentée en carburant. Emprisonné par un corps qui ne lui obéissait plus, il n'eut d'autre choix, bien que conscient du Mal qui enveloppait la forêt, de s'allonger. Il s'étala plus mince qu'une crêpe sur le sol, réarrangea les fougères de proximité pour gommer sa présence, puis se plaça les deux mains rosies par le froid et rougies par le sang, son sang, sur le thorax. Peut-être ne l'apercevraient-ils pas, après tout. Le silence, celui d'un intérieur de cercueil, se déposa en pluie fine tout autour de lui.

Les piverts, censés marteler l'écorce de leur bec de bois, s'étaient soudainement tus. Pas un seul oiseau perché sur les longues branches crochues, et les petits mulots, qui d'ordinaire jonchaient les forêts, avaient disparu, tout comme le vent qui ne ballottait plus les feuillages touffus de son perpétuel va-et-vient.

Ces assassins tentaient vraisemblablement de l'encercler, et cette absence de vie puait la mort…

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