Je faillis avaler ma langue.
— Vous… vous voulez dire que… En quelques semaines, à partir d'un mâle et d'une femelle, on peut se fabriquer une armée de milliers d'insectes tueurs ?
Elle dévoila un sourire mitigé.
— Oh là là ! Non, non ! La transmission du parasite n'est pas verticale, les larves naissent forcément saines ! Dieu merci ! Sinon, la race humaine aurait été anéantie depuis longtemps !
Je fronçai les sourcils.
— Le professeur Diamond parlait pourtant de quarante pour cent d'anophèles infectés…
— Troublant, en effet. La seule possibilité pour un spécimen de devenir porteur est de prélever du sang sur un humain lui-même porteur du paludisme.
J'eus du mal à déglutir. Je dis, d'une voix tremblante :
— Vous êtes au courant que nous avons découvert une femme morte de cette maladie ?
— Évidemment. Dans une église, c'est ça ?
D'horribles scenarii s'esquissaient dans ma tête.
Mon corps répondit à ces pensées par une intense chair de poule.
— Ça ne va pas, monsieur Sharko ?
Je m'appuyai contre un mur.
— Excusez-moi… Je n'ai pas beaucoup dormi. Et… ce n'est pas tous les jours qu'on apprend qu'on va peut-être mourir du paludisme.
Elle ôta son calot, déroula son incroyable chevelure de jais avant de la cacher à nouveau sous la protection de coton.
— Pour le moment, vous ne risquez rien. Si vous êtes effectivement contaminé, le parasite est en phase d'incubation. Le traitement que vous suivez est très efficace, il devrait en venir à bout très rapidement.
— Il devrait, oui. A condition que les anophèles ne soient pas résistants et que je ne fasse pas partie du pourcentage des inguérissables. C'est bien ça ?
— C'est une manière de noircir le tableau, oui.
Avec difficulté, je parvins à me replonger dans l'affaire.
— D'après le légiste, la victime avait ingéré de grosses quantités de miel. Ça attire les sphinx, en est-il de même pour les moustiques ?
Elle acquiesça.
— Le miel de fleurs, à l'état naturel, contient de l'acide lactique, un composé organique qui excite les moustiques et les attire. Or, le miel absorbé est, de par sa teneur importante en sucres, très rapidement assimilé par votre organisme. L'acide lactique qu'il transporte traverse les pores de votre peau, comme les sels minéraux, la vitamine C ou l'ammoniaque, et se retrouve dans la sueur. C'est la piqûre assurée.
Malgré le teint de sa peau, je vis Bras pâlir.
— Je comprends où vous voulez en venir… Selon vous, cette femme aurait servi de… réservoir à Plasmodium ?
— Cultivez des anophèles sains, enlevez une personne dont vous savez qu'elle est atteinte de la malaria et lâchez une troupe d'insectes sur elle… Pour accroître les chances de piqûres, vous gavez la malheureuse de miel et… la rasez des pieds à la tête. Crâne, sourcils, poils pubiens. Puis, quatre ou cinq jours avant la mort pressentie de la proie, et parce que vous disposez d'une réserve innombrable de vecteurs, vous l'isolez. Les boutons de moustiques disparaissent, ne laissant aucune trace sur le corps mais un trouble des plus grands chez mes enquêteurs… Tout se tient parfaitement…
Je n'osais imaginer le calvaire de la morte. Des jours durant, des salves monstrueuses lui avaient torpillé le visage, la tête, le sexe, la pompant de toutes parts, escaladant les cordes de ses membres entravés. Combien de jours avait-elle souffert ? Combien ?
Bras ne souriait plus, ses lèvres serrées trahissaient un malaise palpable. Son regard se perdit sur deux capucins qui en épouillaient un troisième. Elle annonça finalement :
— Si le paludisme de votre victime a été déclaré, il figure forcément dans son dossier médical ! Cherchez les personnes qui ont eu accès à ce dossier, médecins, épidémiologistes, personnel d'hôpital, informaticiens ! Vous trouverez votre homme ! Il faut à tout prix l'interpeller !
Je fis crisser mon bouc.
— Je ne crois pas que tout soit aussi simple…
— Et pourquoi donc ?
Je pensai au message, gravé voilà trois mois au sommet de sa colonne.
Le tympan de la Courtisane , en référence à l'assassinée… L'abîme et ses eaux noires , chemin littéraire vers son mari… Depuis un trimestre, l'homme-moustiques en avait après le couple Tisserand, il savait que l'épouse serait celle par qui le fléau se répandrait. Depuis un trimestre, alors que le paludisme non soigné pouvait tuer en dix jours…
— Lorsqu'il a enlevé Viviane Tisserand, elle était parfaitement saine…
— Mais…
— Il le lui a inoculé…
Je désignai l'insectarium des anophèles.
— … Imaginez. Un ou deux spécimens infectés, intentionnellement ramenés de voyage, la piquent et la contaminent… Pendant que le parasite incube dans le foie de Viviane, notre homme cultive ses colonies. Les femelles pondent, les œufs éclosent, les larves grossissent et deviennent moustiques. Dix jours plus tard, Tisserand est prête , son sang est atteint. Il lui reste une quinzaine à vivre. Durant quelques jours, des milliers d'insectes vont se succéder sur son corps… Et donc devenir porteurs…
Je me pris le front dans les mains.
— C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien que simplifié, se tient parfaitement.
— Pourquoi simplifié ?
— Il y a des synchronismes parfaits à respecter pour qu'un anophèle s'infecte et devienne infectant. De nombreux paramètres interviennent. L'âge des femelles, les durées d'incubation, les cycles de reproduction à la fois chez l'insecte et l'humain, le tout régulé par des conditions extérieures. Avec quarante pour cent de contaminants, il a fait un très bon score , si je puis me permettre. Votre meurtrier n'est pas le premier venu…
— Il pourrait s'agir de quelqu'un du milieu ?
— N'importe qui en contact avec les insectes. Laborantin, chercheur ou alors passionné…
Elle jeta un coup d'œil inconscient à la caméra et déverrouilla la porte de sortie.
— Mais soyez sûr de ceci : on ne peut les côtoyer sans qu'ils prennent le pas sur votre vie. Ils sont mystère, bizarrerie, rêve, présentent des combinaisons de formes à l'infini, assortis des couleurs les plus extravagantes. Il n'en est pas un, parmi tous les scientifiques que vous trouverez ici, qui ne possède un insectarium chez lui ou des collections complètes d'ouvrages sur le sujet. Diamond, ce sont les phasmes. Drocourt, son assistant, possède un vivarium où il élève plus de trente espèces de coccinelles. Pour votre homme… Ce sont peut-être les papillons… Mais… Les sphinx sont ma foi assez rares, surtout dans la région.
— Comment s'est-il procuré les chenilles d'origine dans ce cas ?
— Avec du temps, de la patience. En arpentant les champs, les forêts, aux saisons adéquates… Il existe aussi des lieux où les amateurs se rencontrent, pour acheter ou vendre des spécimens. Une espèce de marché aux puces, dans le vrai sens du terme…
— Et les boutiques spécialisées, comme celles où l'on peut se procurer des araignées ?
— Ce ne sont pas des insectes, mais des arachnides, avec huit pattes. Non, les commerces dont vous parlez sont consacrés à la terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés… Rien qui se rapporte aux insectes qui, eux, n'intéressent que les vrais férus, les entomologistes.
Nous arrivâmes devant l'ascenseur.
— Une dernière question. Vous parliez de miel non traité, tout à l'heure. Vous vouliez dire… du miel d'apiculture ?
— Ah, je vois ! Une voie d'investigation sérieuse, j'aurais dû y penser et vous en parler avant ! Comme quoi, je n'aurais pas fait un flic terrible…
Читать дальше