Franck Thilliez - La chambre des morts

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Imaginez…
Vous roulez en pleine nuit avec votre meilleur ami, tous feux éteints.
Devant vous, un champ d’éoliennes désert.
Soudain le choc, d’une violence inouïe. Un corps gît près de votre véhicule. À ses côtés, un sac de sport. Dedans, deux millions d’euros.
Que feriez-vous ?
Vigo et Sylvain, eux, ont choisi. « Le rythme de ce récit est si haletant que Dantec et Grangé n’ont qu’à bien se tenir ! »
Olivier Delcroix —

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Il se fit accompagner au déambulatoire obscur et exigu, une caverne d’arômes, une gorge de saveurs tapissée d’histoire et d’exotisme. On s’occupait de lui et il adorait ça.

— Je veux la perle rare, poussa-t-il d’une voix de ténor. Qu’il me procure l’excitation de l’allumette entre les mains du pyromane.

Les yeux du vendeur prirent la texture brun-rouge des feuilles de tabac.

— Dans ce cas, je vous conseille le Salomon. L’ex-dictateur cubain Batista les faisait fabriquer pour les offrir à ses hôtes de marque : présidents, ministres ou ambassadeurs.

— Alors… Cela vaut peut-être la peine que je l’essaie ! Mais… ne me décevez pas…

L’homme lui récita un baratin destiné aux riches, parlant de tripe, de sous-cape, de vitole.

Quarante-cinq euros la pièce. Une pacotille. Vigo sortit cinq billets de sa poche.

Cinq billets de cent euros.

Il salua le vendeur et fondit dans les rues serrées du Vieux Lille. La neige avait déjà cessé de tomber, ayant abandonné sur les pavés une transparence de calque. Fausse alerte, songea-t-il en portant le cellulaire à l’oreille. Sylvain décrocha au bout de deux sonneries.

— Nathalie n’est pas à côté de toi ? jeta Vigo d’emblée.

— Non, elle habille Eloïse. Bonjour à toi aussi…

— Et la voiture ?

— J’ai changé le phare. Pour la carrosserie, le type de la casse va pouvoir jeter un œil, mais pas avant trois jours.

— Nathalie a vu quelque chose ?

— Évidemment !

— Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

— Tout est arrangé, ne t’inquiète pas. En gros, un type a foncé avec sa mobylette dans mon pare-chocs hier soir, alors qu’on était chez toi, et il s’est enfui. Comme la voiture n’est assurée qu’au tiers, inutile d’appeler l’assurance…

— Très bien. Tu tiens le coup ?

— Je n’ai pas fermé l’œil. J’ai les boules ! Le téléphone a sonné à trois reprises ce matin, à chaque fois j’ai cru…

Il baissa la voix.

— C’est stupide mais j’ai cru qu’il s’agissait des flics ! J’ai peur qu’ils débarquent !

Vigo serra le poing. Ses craintes se matérialisaient.

— Arrête tes bêtises ou Nat va s’apercevoir de quelque chose ! Tu dois te contrôler ! Il le faut, tu m’entends ? Les flics ne viendront jamais, comment veux-tu qu’ils remontent jusqu’à nous ? On est en sécurité, compris ?

— Oui…

Sylvain se racla la voix.

— Écoute, j’ai un gros problème. Un technicien de Depann’gaz est venu. Ma chaudière est morte et nous sommes obligés d’utiliser le vieux feu à charbon avec le conduit rafistolé à l’adhésif. Autant te dire que ça craint ! Il y en a pour trois mille euros. J’ai besoin d’argent. J’ai pensé que je pourrais…

— Hors de question ! On ne touche à rien pour le moment ! Bon sang, t’es taré ou quoi ?

Face aux regards étonnés d’une poignée de passants, Vigo s’engonça dans son caban et bifurqua dans un boyau écrasé de boutiques ésotériques et d’antiquaires.

— Fais un prêt à la consommation ! Ils prêtent du blé à tout ce qui a deux jambes et deux bras. Le temps qu’on réfléchisse…

— Impossible, vu notre endettement ! C’est débile ! Il faudra bien qu’il serve cet argent ! Je suis vraiment dans la merde.

Un éclair frappa les pupilles de Vigo.

— Attends ! En fait, je crois que j’ai la solution ! Laisse-moi le temps d’acheter une valise rigide pour les billets et je passe chez toi, OK ?

— Quelle solution ?

— Tu verras ! Tu refuses toujours de cacher le trésor chez moi ? Il serait plus en…

— Pas question ! Il nous appartient à tous les deux. Ce n’est pas que je manque de confiance, mais je préfère le savoir dans un endroit neutre. Imagine, si ta maison venait à brûler ? J’ai la planque parfaite. Je t’attends en fin de journée avec le magot…

Espèce d’abruti, pensa Vigo.

Il raccrocha, un pli mauvais sur les lèvres. Obéir à un type aussi peu organisé que Sylvain lui arrachait des pans d’amour-propre.

Avant de regagner sa voiture, il entra dans une boutique de jeux, au cœur d’Euralille, et acheta cash l’ordinateur d’échecs le plus perfectionné ainsi que quatre jeux vidéo. Acheter, acheter et encore acheter. Anonyme et divin.

Il se procura aussi une boîte de somnifères, des Donormyl, dans une pharmacie.

Au volant de sa voiture, le Salomon entre les dents à la manière d’un prince arabe, il savait que le rêve pouvait virer au cauchemar d’un instant à l’autre.

S’il ne rassurait pas Sylvain.

S’il ne contrôlait pas leur secret…

8.

À l’aide d’un appareil numérique, Lucie Henebelle photographiait les façades de l’entreprise tagguée. Des hommes haut placés vu leurs costumes et leurs grosses berlines — discutaient devant l’entrée avec le lieutenant Pierre Norman, les gestes vifs et le ton dur. Dans la cohorte des costumes sombres, la chevelure rousse du policier flashait comme un départ d’incendie.

Lucie pestait en silence devant l’inutilité de sa tâche. Elle qui rêvait depuis longtemps d’enquêtes dans des caves sombres, d’assassins intelligents, ne récoltait que des miettes. Pourquoi les enfants de parents ordinaires — mère sans emploi, père ouvrier — ont-ils un destin ordinaire ?

Norman s’approcha.

— Pas tendres les costards ! À les écouter, c’est de notre faute ! Alors ?

— Rien de spécial. Deux écritures différentes, donc deux taggueurs. Des propos pas très inspirés en tout cas.

— Ça tombe le jour de la visite de la direction parisienne. Tu peux noter que cent vingt-sept personnes ont été licenciées de l’aciérie voilà six mois. Des ouvriers et des informaticiens. Une purge propre et ordonnée. Nous avons affaire à une stupide vengeance, à tous les coups. S’il fallait creuser, on s’orienterait d’emblée vers les ouvriers. D’après les cravates, les informaticiens n’ont pas la « culture » syndicat, ces propos ne leur collent pas…

Norman fit tinter les clés au fond de sa poche.

— Mettons-nous en route. La petite Cunar a été assassinée à dix kilomètres d’ici et j’aimerais aller jeter un œil.

— Tu ne récupères pas la liste du personnel licencié ?

— Ils vont nous la faxer. Et on a bien plus urgent que ces conneries !

— Etrange, souligna Lucie en lâchant une œillade sur l’issue de secours. Les inscriptions ont été effacées sur cette porte. Comme s’il fallait absolument masquer la phrase.

Norman glissa une main sur le graffiti.

— Une signature qu’ils ont voulu dissimuler ? Un sursaut de lucidité ? Allez, on y va cette fois !

Le jeune brigadier ferma son carnet, sceptique. La signification de ces ratures l’intriguait.

Lucie ressentit une forme d’excitation nouvelle lorsqu’ils arrivèrent à destination. L’absence de la plupart des officiers lui offrait enfin la possibilité de côtoyer le lieu d’un crime autrement que par photos interposées. Le capitaine Raviez n’apprécierait pas sa présence mais, après tout, elle ne faisait qu’obéir à Norman, son supérieur direct.

La voiture s’arrêta derrière une Mégane et un Scénic, au cœur du cimetière de pales géantes. Autour, les usines saturaient l’atmosphère d’une noirceur de lignite.

Lucie salua brièvement un brigadier relégué au rôle de planton et accompagna Norman vers un technicien de la police scientifique. Pas de blouse blanche, de masque en coton, ni même de parka avec l’inscription « Police scientifique ». Juste un type avec un brassard fluorescent, aux mains violettes, à la respiration douloureuse, dévoré par un froid de vingt-quatre décembre.

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