Franck Thilliez - La chambre des morts

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Imaginez…
Vous roulez en pleine nuit avec votre meilleur ami, tous feux éteints.
Devant vous, un champ d’éoliennes désert.
Soudain le choc, d’une violence inouïe. Un corps gît près de votre véhicule. À ses côtés, un sac de sport. Dedans, deux millions d’euros.
Que feriez-vous ?
Vigo et Sylvain, eux, ont choisi. « Le rythme de ce récit est si haletant que Dantec et Grangé n’ont qu’à bien se tenir ! »
Olivier Delcroix —

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— Je vois que ça te revient… Amusant, non ? On traque la bête alors qu’elle se repaît au cœur même de votre machinerie déglinguée.

Du bout du canon, elle contraignit Lucie à lever la tête. Ses joues flambèrent.

— Idiote ! Mais qu’est-ce que tu t’es fait au visage ? Tu saignes ! Non !

La gueule d’acier percuta l’arcade de Lucie, la précipitant de nouveau vers la poussière. Un sillon de sang se superposa au quadrillage de ses blessures. Dans le fracas de la douleur lui apparut le sourire de ses jumelles, leur soif de ciel bleu, leur gourmandise d’avenir.

Delahaie agitait l’arme frénétiquement.

— Tu… tu as tout gâché ! Tu es irrécupérable ! Tu as fait exprès de t’abîmer le visage !

— Non… Non… Ce… sont… les singes…

Lucie peinait à trouver ses mots. Ses tempes battaient, son crâne implosait. Elle serra les poings, emprisonnant une belle poignée de poussière.

Il… Je dois lui… balancer ça au… visage… Je… ne veux pas mourir ! Pas comme ça !

De violents coups de crosse lui pulvérisèrent les os de la main. Carpe, métatarses, phalanges. Séisme de calcium. Le policier roula jusqu’au mur. Proche de l’évanouissement.

— Arrête de gémir ! Vous gémissez toutes ! Chez moi, quand on pleurnichait, c’était la raclée ! C’est ça que tu veux ? Une raclée ?

Elle allait et venait avec la rage d’un taureau fou.

— Clarice est morte à cause de vous ! Vous, les flics, les journalistes ! Vous l’avez… effrayée, vous m’avez fait passer pour un monstre !

L’arme tremblait entre ses doigts brûlés. Elle hurlait. Lucie comprit à son regard qu’il n’y aurait pas d’issue. Un de ces romans qui finissent mal. Sans coucher de soleil.

Le dos plaqué contre une paroi, la maman des jumelles ferma les yeux, se laissa envahir de flashes. Des douceurs de lait. Des chaleurs de câlins. Des jardins de roses.

Dieu vous préserve de l’horreur du monde, mes filles… Votre maman vous aime…

— Cette fois, il n’y aura pas de pardon ! Vous brûlerez tous en enfer !

Delahaie visa le crâne de Lucie, à dix centimètres à peine.

Du fin fond du cortex, la mort explosa.

D’abord le sang. Puis le cœur qui s’arrête. Pour l’éternité.

Le mal appelle le mal. Tout devait finir ainsi…

45.

Il pleut. Au plus fort de l’hiver. Des traits d’eau pénétrants comme des poignards, si froids qu’aucun vêtement ne résiste à leur morsure.

Aujourd’hui, on enterre un flic. L’être parti dans l’exercice de ses fonctions impose un respect silencieux. Pas un seul des officiers, brigadiers, gardiens de la paix présents n’ose dévier le regard. Tous fixent ce drapeau qui s’affaisse sur son étendard.

La plupart d’entre eux ne connaissent pas la victime.

Pierre Norman pleure. Ses larmes se mêlent au ruban noir de ses souvenirs et lui rappellent que l’existence n’est qu’une poussière, une bulle de vie dans l’océan du monde. Les bons meurent, les méchants se multiplient. Il en va ainsi. On se donne juste des illusions en pensant qu’un jour, ce pour quoi l’on œuvre aura servi…

Une femme avance lentement, au loin, au milieu des tombes grises et blanches. Elle demeure un moment en retrait, au pied d’un sycomore, puis se décide à rejoindre le cortège.

La pluie redouble de violence.

Serrée dans un uniforme noir, elle se glisse sous le parapluie du lieutenant et se pelotonne contre lui. À ses côtés, elle se sent bien. Elle sait que c’est réciproque.

— C’était un bon flic, souffle-t-elle à son oreille. Tout le monde l’appréciait. Les coupables paieront toute leur vie…

Pierre Norman la regarde sans lui répondre. La femme déchiffre dans ses prunelles un embrasement furieux, son silence porte la marque d’une amertume infinie. Il est comme ça, Pierre, tout en ruptures. Solide à l’extérieur, fracassé à l’intérieur. Un flic quoi…

— Colin est allé jusqu’à sacrifier sa famille pour son métier, finit-il par dire d’une voix peinée. Il… Il… Comment dire ? Il y croyait… tellement ! Une stupide intervention pour une bagarre… et voilà comment ça se termine…

Pierre est à fleur de peau. Lucie lui prend la main, la serre dans les siennes.

— La mort ne frappe pas toujours là où on l’attend…

En cet instant, ils mesurent toute la portée de ces quelques mots. Colin, croyant retourner chez lui après une intervention banale, comme il y en a dix par jour, et qui ne rentrera jamais. Lucie, qui s’était vue morte, le Beretta sur la tempe, juste avant que Pierre n’ouvre le feu et tue Viviane Delahaie…

Tant de destins chavirés…

Lucie relève le menton. Elle se retient de pleurer. Colin… Elle lui doit la vie, en définitive. C’était lui qui avait appelé Pierre, occupé autour du cadavre carbonisé de Vigo Nowak, pour lui raconter que Vervaecke avait, plus jeune, travaillé à la SPA de Petite-Synthe. C’était grâce à ce coup de fil que Pierre s’était souvenu des adresses entraperçues sur l’écran de Lucie et qu’il avait remonté la piste. Petite-Synthe… Corneille, la vétérinaire… La fiche de Delahaie, laissée en évidence sur l’ordinateur… Eperlecques… Puis les caves lugubres… Tout s’était enchaîné si vite.

Sagement assises dans leur parc, Clara et Juliette agitent des hochets. Sept mois après leur naissance, les mignonnes commencent à faire leurs nuits. Enfin presque… Les premières dents pointent leur émail et les tiraillent de douleur. Alors il faut se lever, encore, et les consoler jusqu’à ce que le sommeil les emporte. Pierre est très doué en matière de câlins.

La maman observe la ligne de vie de sa main droite, ce sillon qui creuse sa paume comme une lame de faux.

— Dis, tu crois qu’elle ressemblait à quoi, la ligne de vie de Viviane Delahaie ?

Pierre Norman ferme lentement les yeux et soupire.

— Alors maintenant, les lignes de vie… Ça fait presque trois semaines que cette histoire est terminée et tu continues avec ça tous les jours. Arrête… S’il te plaît…

Lucie ne l’écoute même pas, se parlant à elle-même, promenant son index sur sa main.

— Elle devait être cisaillée de toute part… Tant de malheurs… Comment ne pas…

— Lucie ! S’il te plaît !

Pierre se lève et s’empare d’un épais dossier, sur la table du salon.

— Je ne veux plus voir ça, OK ? Cette histoire est ter-mi-née !

Énervé, il lance le pavé devant lui. Des feuillets volent en tous sens. Norman remarque alors un carnet qui dépasse d’une pochette mal fermée, un de ceux que Lucie possède dans ses tiroirs. Il l’attrape, en tourne les pages.

— Laisse ce carnet !

Pierre s’éloigne et se met à lire à voix haute.

— « À dix-huit ans, Viviane Delahaie récupère son héritage, réinvestit la maison familiale, au cœur de la forêt, brûle tout ce qui concerne son père. Photos, papiers, effets personnels. Puis, Vivianne… »

Il foudroie la jeune femme du regard.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tout se qui s’est produit ne t’a pas suffi ?

— Pierre, je t’en prie… ces écrits n’appartiennent qu’à moi.

— Comme tout le reste ici, hein ? C’est ça ?

Norman fronce les sourcils et poursuit sa lecture :

— « Vivianne s’inscrit en faculté de médecine où elle s’oppose à l’autorité de ses professeurs, des hommes pour la plupart. Malgré un don naturel pour les pratiques médicales, elle est renvoyée. Elle vivote alors de petits boulots, devient femme de ménage dans des entreprises de la zone industrielle et même au commissariat de Dunkerque où elle ne croise que l’aube… »

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