Franck Thilliez - La chambre des morts

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Imaginez…
Vous roulez en pleine nuit avec votre meilleur ami, tous feux éteints.
Devant vous, un champ d’éoliennes désert.
Soudain le choc, d’une violence inouïe. Un corps gît près de votre véhicule. À ses côtés, un sac de sport. Dedans, deux millions d’euros.
Que feriez-vous ?
Vigo et Sylvain, eux, ont choisi. « Le rythme de ce récit est si haletant que Dantec et Grangé n’ont qu’à bien se tenir ! »
Olivier Delcroix —

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— Éléo… nore ! Je… suis là… pour… t’aider !

Oh Seigneur ! Seigneur protégez-moi !

Pas de réponse. Muselée par la terreur. Dans quel état jaillirait le petit corps féminin ? Quel esprit pouvait résister au choc psychologique de l’enlèvement, de l’enfermement ?

À hauteur d’épaules, un loquet, rabattu de l’extérieur. Lucie le tira, le nuage rouge des ampoules gagna la pièce. Frémissements de peau, compacité des corps cachés. Puis des yeux qui s’allument. Des mâchoires qui s’écartent. Des griffes brandies.

La rage qui explose.

Des masses de poils lui lacérèrent le visage. Sa peau s’arracha, le goût du cuivre monta sur sa langue. Elle se jeta sur le sol, la face en avant, le nez dans les écorces. Elle hurlait à son tour. Les singes disparurent dans le couloir, la queue repliée entre leurs pattes. Des capucins, la peau sur les os.

Lucie ne percevait plus les battements de son cœur. Elle se releva, s’épongea les joues, le front avec l’intérieur molletonné de son blouson. Sa lèvre supérieure pissait le sang.

Dans la pièce déserte, des monts d’excréments. Du pain moisi, de la salade noire, des immondices. Cette fois, elle ne put contenir son estomac. Gerbe instantanée.

Les émanations de cuir atteignirent leur apogée dans les épaisseurs inexplorées du tunnel. Dernière porte. Lucie hésitait à ouvrir quand le gémissement l’attira une nouvelle fois vers l’escalier. Elle s’engouffra dans la bouche d’ombre. À des dizaines de mètres sous la surface, le foret de pierre atteignait la matière grise.

Elle touchait le fin fond du possible. En sang et complètement désorientée. Perdue. Affolée. Frôlant l’asphyxie.

L’encéphale. Réacteur des folies. Processeur du mal.

Des toiles d’araignées couvraient les murs, tels des réseaux neuronaux complexes. Des lampes noires de Wood allumèrent ses vêtements clairs. Les bandes jaunes de son blouson se mirent à luire. Elle ôta sa parka afin d’éviter de ressembler à une cible mouvante mais son pull en laine mauve s’embrasa comme pour indiquer : « pour me tuer, visez la grosse tache lumineuse ». Elle l’enleva aussi. Restait fort heureusement le Damart noir. Un mur de chaleur qui la rendait quasiment invisible. Mais pas invulnérable.

Deux caves à explorer.

Le cortex, siège des pensées et de la conscience.

Le cervelet, berceau des activités subconscientes.

Lucie passa une main sur son visage. Sa paume se couvrit de pourpre. Les entailles, notamment celles proches de l’œil gauche, étaient profondes. La folie guettait, perchée sur son âme.

La… la petite est forcément derrière l’une de ces portes… Même… Même si la femme brune fuit, elle… n’ira pas loin… Les collègues la retrouveront… Sauve la petite… C’est la priorité…

Sous l’arche de la première cave, chauffée par un radiateur électrique, Lucie se figea. Incapable de progresser davantage. Le spectacle défiait l’entendement…

Le cervelet…

Sur le sol couvert de moquette d’un bleu tendre, l’armée des écorchés veillait. Des kilomètres de veines dans les poitrails déchirés. Des postures d’attaque, de repli, des mises en scène de combats hargneux. Dans un angle, un capucin sans peau, accroché à la branche d’un faux caoutchouc. Au pied de l’arbre, assise, museau braqué au ciel, une louve naturalisée au poil brillant, d’un gris argenté. Dans un autre coin, un chien transparent vidé de ses organes, dont ne restait que le squelette, les veines bleues, les artères rouges. Dans sa gueule, le scalp d’un kangourou nain dont l’unité de chair reposait sous la patte avant du chien. Au plafond synthétique paré d’étoiles scintillantes, décoré d’un croissant de lune, des oiseaux suspendus, stoppés dans leur élan migratoire par le fil du bistouri. Leurs ailes déployées. Grandioses.

Lucie oublia de respirer. Cette chambre des morts, d’une beauté indéfinissable, exerçait sur son être une emprise titanesque. L’horreur dévoilait dans cette pièce tout ce qu’elle avait de plus puissant. Le tableau défiait la logique des rêves, l’animosité des cauchemars.

La mise à plat de la plus belle des folies.

Lucie se ressaisit. Que faisait-elle à genoux ? Reprenant son souffle avec difficulté, elle se retourna vers la sortie et remarqua un lit dans un renfoncement éclairé par une lampe aux dominantes violettes. Des draps défaits, un oreiller chiffonné. Un nid d’enfant autour duquel veillaient des dizaines de poupées anciennes, les yeux grands ouverts, un sourire calme. Si belles, tellement effrayantes. Sur le sol, tout autour, des mouches, des centaines de mouches piquées d’une aiguille en plein abdomen. Morbide essaim de trompes et d’yeux bleutés. Sur le côté, une table de chevet encombrée de cadres, de photos. Lucie traversa avec prudence l’armée des insectes, oubliant de surveiller l’issue. Des puissances démentes la transportaient. Elle avait perforé le cerveau du tueur…

Les clichés qu’elle découvrit terminèrent de l’achever. Elle s’écroula sur le matelas, dans ces draps qui sentaient bon les cheveux de petite fille, les parfums estompés, les bubble-gum oubliés. Son esprit s’ouvrait aux drogues secrètes de ses souvenirs.

Re… Ressaisis-toi ! Tu… dois… sauver la…

Tout tournait. Les battements cardiaques manquaient, les alvéoles pulmonaires se rétractaient. Lucie se redressa, vacilla, réordonna ses pensées. Ses membres tremblaient, ses mains se dilataient de sueur. Vidée comme un autopsié passé entre les gants d’un Pirogov, elle franchit la porte, péniblement, agrippée aux parois. L’air glacé de la galerie lui donna un coup de fouet, raidit son corps.

À nouveau les jérémiades. Là, derrière cette autre porte ! Des miaulements horribles. Cette fois, elle y était. À un souffle de la démence. Proche du cataclysme.

Mais la voix n’était pas celle d’une fillette. Trop mûre. Eraillée. La porte qu’elle enfonça de la semelle dévoila un antre ravagé par l’humidité.

Le cortex.

Au centre, une femme blonde, nue, les yeux bandés, chevilles liées, mains dans le dos sur le sol crasseux couvert de morceaux de brique.

La dernière victime de la Bête.

Cette nuit… Elle aurait été enlevée cette nuit ! Le commissariat doit être en feu…

Lucie pénétra en sondant les angles morts, rabattit légèrement la porte, s’approcha à reculons de la prisonnière, l’œil rivé sur l’entrée. Elle flairait le piège, la mâchoire de loup. Cette femme ne devait être qu’un appât, un moyen de l’attirer dans les catacombes.

— Je… Je suis de la police, murmura-t-elle. On va sortir d’ici…

Pas de réponse, puis des lèvres qui palpitent.

— Fai… Faites vite, je vous en prie… Elle va revenir…

Lucie s’accroupit, posa son arme à ses pieds, à portée de réflexe. Elle tira sur le bandeau, dévoila les yeux.

Des yeux de chat égyptien.

Elle comprit trop tard. En un souffle, la femme fit jaillir les mains de derrière son dos, la propulsa dans la poussière d’un coup de tête, récupéra le Beretta. La brune au chignon ôta sa perruque, se défit des entraves illusoires autour de ses chevilles. Son corps se déplia. Elle braqua le policier, le canon sur la tempe.

— Remue un pouce, respire de travers et ton crâne explose ! Tu fais moins la fière que pendant ta garde au commissariat, hein ?

— Au… Au commis…

La garde. Le comptoir des mains courantes. Qui avait-elle croisé ? Les alcoolos, les… Elle se rappela. La femme de ménage. Les tonnes de maquillage, la chevelure filasse, les traits grossiers pour dissimuler son identité, le parfum infect chassant l’odeur du cuir. Seuls restaient ces yeux…

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