Elles l’accompagneraient jusqu’aux dernières secondes de sa vie.
Lucie prit dix minutes pour rédiger un long SMS à sa fille. Juliette le découvrirait demain matin, au petit déjeuner, quand elle rangerait le téléphone au fond de son cartable tout neuf.
Une fois lavée, déshabillée, et après avoir programmé la sonnerie de son téléphone portable en mode « réveil », elle s’assit sur le lit, manipulant son pistolet de collection Mann. Elle caressait la crosse, frôlait la queue de détente dans un soupir. À travers lui, elle se rappelait les odeurs de la brigade, celles du café noir, de l’encre des rapports fraîchement imprimés ou des cigarettes de certains de ses collègues. Depuis quand n’avait-elle plus pensé à ces tranches de vie ? L’arme était chargée, il suffisait juste d’ôter la sécurité. Puisqu’elle avait renfilé un costume de flic, autant jouer le rôle jusqu’au bout. Elle espérait cependant ne plus jamais avoir à s’en servir. Parce que ce serait pour tuer.
Du passé…
Après avoir posé le pistolet sur la table de nuit, elle bascula sur le matelas, les mains derrière la tête, les yeux au plafond. Cette chambre déprimante incitait au suicide. Autour d’elle, pas un bruit, hormis les écoulements d’eau et d’air dans la tuyauterie. Lucie pouvait sentir la montagne respirer. Un poumon lugubre, aux alvéoles de granit, qui semblait lui pomper tout son air. Elle bascula sur le côté, éteignit la lumière et se recroquevilla comme un enfant.
Noir total.
Elle songea alors à Éva Louts. Elle ne connaissait rien de cette pauvre fille. Avait-elle croisé les yeux de son assassin ? Avait-elle compris, dans les ultimes instants, les raisons de sa mort ? Clara, elle, n’avait pas compris. Elle était partie de ce monde en hurlant.
« Maman ! Maman ! Maman ! »
Et maman n’avait pas été là… Maman n’avait jamais été là.
Mais avec Juliette, elle rattraperait le temps perdu pour deux.
Sa petite voix, triste et fragile, s’éleva dans la nuit :
— Qu’est-ce que t’es venue foutre dans ce trou à rats, Éva ? Qu’est-ce que tu es venue chercher en haut de la montagne ?
Elle ferma ses yeux trempés de larmes, prête à se livrer à ce cauchemar récurrent qui la torturait depuis le drame.
Tous ces corps brûlés, alignés comme des tombeaux…
Malgré les cris au fond de sa tête et la peur de s’endormir, le sommeil s’empara d’elle dans sa grosse couverture chaude.
Lucie était bluffée par la beauté du paysage serré autour d’elle. Au pied du chalet de Marc Castel, accroché aux hauteurs de Val-Thorens, elle profitait d’une vue panoramique sur le parc national de la Vanoise. Des cimes enneigées à perte de vue. Des pointes puissantes, hiératiques, à l’assaut d’un ciel de cristal. Plus proche, comme si on pouvait les toucher, de petites montagnes rousses, vertes, jaunes, qui jouaient déjà avec les aplats de lumière. En ce tout début de matinée, la nature offrait ce qu’elle avait de plus beau, mais aussi de plus frais : engoncée dans son mince blouson à plus de deux mille mètres d’altitude, avec ses gants noirs en laine, Lucie était frigorifiée.
L’homme qui lui ouvrit n’avait rien à envier au paysage. Yeux d’un vert perturbant, cheveux courts et bruns, petite gueule d’ange qui lui donnait des airs d’Indiana Jones. Il dépassait Lucie d’une tête et, sous son maillot de corps moulant, présentait la musculature fine des grimpeurs. À l’évidence, la femme du Nord le cueillait au saut du lit.
— Excusez-moi de vous déranger, mais… le propriétaire des Dix Marmottes m’a suggéré de venir vous rencontrer ici, avant que vous ne partiez dans la montagne.
Il la regarda de haut en bas, comme si elle débarquait d’une autre planète.
— Vous avez vu l’heure ? Même pas 7 heures ! Qui êtes-vous ?
Lucie joua de nouveau le coup de la photo d’identité, qu’elle tendit devant elle. Elle parla d’une voix autoritaire. Vu l’agressivité du type, finies les civilités.
— Je suis Amélie Courtois, police criminelle de Paris. J’ai besoin de savoir ce que voulait cette fille.
Il prit la photo d’identité machinalement, sans quitter Lucie des yeux.
— Entrez deux secondes. Je me les gèle.
Lucie pénétra dans l’habitation tout en bois et referma derrière elle. Elle adorait l’ambiance qui se dégageait de l’intérieur de ces grands chalets de montagne. Les tonalités couleur miel, la douceur des parquets, la force brute des poutres. Dans le salon, une grande baie vitrée offrait une vue de carte postale. Il devait être si agréable de se réveiller ici, chaque matin, la tête dans les nuages, loin de la noirceur des grandes villes, de la pollution, des coups de klaxon.
L’homme la fixa d’un œil interrogateur.
— La police criminelle ? Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Marc ?
— Quoi ? Vous n’êtes pas Marc ?
— Seulement un ami.
Lucie serra les dents, cet abruti ne pouvait-il pas le lui dire avant ? Dans un soupir, elle détailla les grandes photos accrochées au mur. Gros plans de marmottes, de mouflons, chorégraphies de montagnes perdues dans les nuages. Toute la splendeur d’un monde à part, partagée par une poignée de privilégiés.
— J’aimerais juste lui poser quelques questions, sur l’une de ses clientes. Où est-il ?
L’homme hocha le menton vers les cimes, par la baie vitrée.
— Là-haut… Vous n’avez pas vu des hélicos en venant ici ?
— Si. On dirait qu’ils font des allers et retours vers les sommets, en portant de gros rouleaux.
— Ils volent depuis 6 h 30, en effet. Marc était à l’intérieur de l’un d’eux. Depuis quelques jours, il participe au bâchage des parties les plus sensibles du glacier de Gébroulaz, en prévision de l’été prochain. Les hélicos amènent régulièrement des hommes et du matos.
— Vous emballez les glaciers maintenant ?
— Une infime partie. Avec le réchauffement climatique de ces dernières années, tous les glaciers de la planète se mettent à transpirer, et plus particulièrement ceux des Alpes. Depuis un siècle, certains d’entre eux ont perdu 80 % de leur volume. Cette année, on tente une expérience pour voir si on peut freiner la fonte de Gébroulaz, comme on l’a fait l’année dernière en Suisse, à Andermatt. Six mille mètres carrés de glace à emballer avec deux films différents de quatre millimètres d’épaisseur, afin de protéger des UV, de la chaleur et de la pluie.
Du grand n’importe quoi, songea Lucie. L’homme était responsable de ces catastrophes et au lieu d’en tirer les conséquences, de tout faire pour éviter ces hécatombes, il mettait de la pommade sur des jambes de bois. Elle pointa la photo d’identité.
— Donc, cette fille ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander. Je ne suis dans le coin que depuis quelques jours.
— Quand reviendra-t-il, Marc ?
— Pas avant ce soir. Et ce midi, il déjeune sur le glacier. Désolé.
Lucie rempocha sa photo et réfléchit. Deux solutions s’offraient à elle : attendre sagement, ou alors…
— Emmenez-moi aux hélicoptères.
Dans l’ascenseur de son immeuble, Sharko tourna la clé dans la serrure et appuya sur le –1, niveau privatif qui permettait d’accéder au parking souterrain. Il n’avait pas fermé l’œil, songeant à Lucie toute la nuit. Il s’était tellement inquiété pour elle qu’il n’avait pu s’empêcher de lui envoyer un message à 3 h 10 du matin : « Est-ce que tout va bien ? »
auquel elle avait simplement répondu, aux alentours de 6 heures, « Tout va bien »
.
Durant la descente, il se regarda dans le miroir. Pour la première fois depuis une éternité, il avait gominé un peu ses longs cheveux poivre et sel, les repoussant vers l’arrière. Il ne s’était pas servi du gel depuis si longtemps que le produit avait durci dans sa boîte. Sur un coup de tête matinal, il avait aussi renfilé son vieux costume anthracite, l’un de ceux qui l’avaient accompagné dans ses grandes affaires criminelles. Chaque flic avait un objet fétiche — une pipe, une balle porte-bonheur, une médaille. Lui, c’étaient ces fringues-là, et il ignorait véritablement pourquoi. Pour faire tenir le pantalon, il avait dû percer un nouveau trou dans sa ceinture noire, à l’aide d’un dénoyauteur, faute de tournevis. Il flottait dans sa veste, les épaulettes tombaient. C’était comme si on avait prêté les habits de Laurel à Hardy mais peu importait. Dans ce vêtement de belle coupe, il se sentait bien et avait meilleure mine.
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