— Ah, vous voilà. Suivez-moi.
Sans ajouter un mot, il les emmena dans son bureau et referma derrière lui. Puis regagna sa place, priant les policiers de s’asseoir.
— Je préférais vous voir plutôt que d’en parler au téléphone. Je crois que j’ai trouvé le lien entre les trois victimes. Vous me parliez de sang, de dons, vous n’en étiez vraiment pas loin.
Il aligna devant lui trois photos de visages, sans doute récupérées sur Internet ou dans la presse.
— Je résume. Elle, Carole Mourtier, reçoit une tuile sur la tête le 8 mars 2013. Elle prend l’autoroute en sens inverse en juin 2014, soit un an et trois mois plus tard.
Il pointa le visage du milieu.
— Lui, Frédéric Rubbens, se tranche la main à son usine le 18 janvier 2014, à Yvetot. Il tombe d’une falaise dix mois plus tard, en novembre 2014. Et lui, Thomas Pinault, est victime d’un accident de bus en août 2013. Il s’ouvre volontairement la main dans un aquarium rempli de requins en mars 2015, soit plus d’un an et demi après. Des lieux, des dates, des circonstances différentes, mais un résultat identique : l’acte insensé qui conduit au drame. J’ai cherché dans tous les sens sans rien trouver, puis je me suis concentré sur l’accident originel à la suite duquel les trois individus ont fini à l’hôpital. Je suis entré en contact avec les médecins qui les ont pris en charge dans les différents établissements. Et j’ai enfin trouvé le point commun. Le sang, comme vous l’avez suggéré tout à l’heure au téléphone. Le sang est le point commun. Mais les trois individus ne sont pas des donneurs. Ils sont des receveurs.
L’estomac de Sharko se noua. Lucie se tortillait sur sa chaise.
— Dès qu’ils ont été pris en charge, ils ont subi des transfusions sanguines pour combler la perte d’hémoglobine liée à leur accident. On leur a injecté du sang étranger dans le corps.
— Vous êtes en train de nous dire que… que, suite à une transfusion, ils auraient contracté « quelque chose » capable de changer leur comportement face à la peur ?
— C’est la seule solution que j’entrevois. Une maladie, un microbe qui se serait inséré dans le sang lors de la transfusion pour s’attaquer à cette partie du cerveau. Il y a un autre élément qui vient étayer l’idée. J’ai longuement discuté avec le médecin qui s’est occupé de Frédéric Rubbens au CHR de Rouen. Je lui ai expliqué cette perte de notion du danger chez son ancien patient quelques mois après sa sortie d’hôpital, et sa fin tragique. Il s’est alors souvenu d’un cas comparable survenu un an plus tôt. Grégoire Corbusier, 34 ans, était suivi depuis des années parce qu’il était hémophile. Un jour, sa femme le retrouve mort en rentrant chez elle. Il s’était vidé de son sang en se blessant avec du verre. La blessure n’était visiblement pas volontaire — il avait laissé tomber une bouteille et tenté de nettoyer —, mais il n’avait pas appelé les secours. L’autre fait troublant, surtout, c’est qu’il avait arrêté de s’injecter ses facteurs coagulants depuis des semaines sans rien dire à personne. Perte de conscience du danger, là aussi.
Lucie et Franck mesuraient toute la portée des propos du chercheur : il existait d’autres cas. Combien ? Où ?
— Lui aussi avait subi des transfusions sanguines à cause de son hémophilie ? demanda Lucie.
— Non, mais les médicaments qu’il s’injectait régulièrement — les facteurs VIII et IX — sont des produits fabriqués à partir du sang.
Jérémy Garitte marqua un silence pour s’assurer que les policiers prenaient la mesure de ses révélations. Bien sûr que Sharko comprenait. Malmaison lui avait parlé des produits dérivés du sang, dont ces facteurs VIII et IX faisaient partie. Une maladie étrange, peut-être inconnue, se cachait parmi les composés du sang, se nichait dans le cerveau et, une fois réveillée, se mettait à grignoter les amygdales cérébrales. Il pensait au Mexique, aux ouvriers morts. Eux aussi avaient forcément été atteints, ils avaient reçu du sang malade. Contaminés avec des aiguilles d’un centre de collecte ? Transfusés, eux aussi ?
— Vous n’en avez parlé à personne ? fit-il d’une voix grave.
— Non, bien sûr que non. Mais… vous imaginez, si une maladie d’un nouveau genre se propage par voie sanguine depuis des mois ou des années ? C’est comme… comme teinter de rouge la Seine à sa source, et voir ensuite tous ses affluents devenir rouges, jusqu’aux plus petits cours d’eau. C’est… la Manche qui se teinterait également de rouge. Puis les océans. C’est en partie comme ça que le sida s’est propagé sur toute la planète. Par le sang.
Franck se tassa sur son siège. La phrase inscrite sur les parois des champignonnières lui parut soudain beaucoup plus claire : « Les rivières coulent et pourrissent le monde. » Et, à la mine de Lucie, il sut qu’elle songeait à la même chose que lui.
— Ce sang qui a été injecté à Thomas Pinault, Frédéric Rubbens ou Carole Mourtier, on peut savoir d’où il vient ?
— Vous vous dites que les donneurs d’origine sont eux aussi atteints, contaminés, je ne sais pas quel terme employer. C’est une bonne piste. Je vous indique les noms des médecins qui ont pris en charge les trois patients, les hôpitaux, les dates et heures des transfusions. J’ai déjà noté tout cela. Avec ces infos et les papiers adéquats, allez dans n’importe quel Établissement français du sang. Ils seront en mesure d’identifier les poches, de retracer leur circuit et de faire sauter l’anonymat.
— On sait où aller, l’EFS Henri-Mondor. Mes collègues s’y sont déjà rendus.
— Parfait. Vous pourrez ainsi identifier les donneurs. Et ainsi de suite si eux-mêmes sont malades, et ont été préalablement transfusés. J’espère que le chemin pour remonter aux origines sera le plus court possible.
Il tendit le papier et les fixa avec un regard grave.
— Je ne sais pas encore ce qui se trame, mais je crois que vous devez mettre très vite les professionnels de la santé dans la boucle. Il faut comprendre ce qui se cache dans les veines de ces gens et leur ronge le cerveau.
Comme Nicolas s’y attendait, ce fut la nounou qui lui ouvrit la porte du pavillon de Sceaux. Il savait que Sharko et Henebelle rentraient rarement à leur domicile avant 19 heures.
— Bonjour, Jaya. Vous vous rappelez de moi ? Nicolas Bellanger. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus.
La jeune femme acquiesça.
— Oui, oui, je me rappelle, bien sûr.
Elle l’observa avec timidité, une main sur la porte, l’autre sur le bâti, le corps en rempart.
— Je peux entrer deux minutes ? J’aimerais vous poser quelques questions.
— Désolée, mais M. Sharko m’a prévenue que vous pourriez venir. Il m’a demandé de ne pas vous parler.
Nicolas sentit la lave monter en lui.
— Pourquoi vous ne devriez pas me parler ?
Elle haussa les épaules.
— M. Sharko ne m’a pas donné d’explications. Je suis désolée, mais…
— Vous préféreriez qu’on discute de manière officielle dans mon bureau ?
— N’insistez pas. Je sais que vous ne pouvez pas faire ça, vous avez été suspendu de vos fonctions. Et maintenant… j’ai à faire, excusez-moi.
Elle lui claqua la porte au nez. Le flic vit rouge et tambourina.
— Expliquez-moi ce qui s’est passé la nuit du 20 septembre ! Vous étiez là, vous gardiez les mômes ! Et eux, vos employeurs, ils étaient où ?
Pas de réponse. Il finit par retourner à sa voiture et démarra, fou de rage.
Comme il conduisait trop vite, il alluma la radio pour se calmer. On parlait de l’affaire sur toutes les ondes. L’identité de Julien Ramirez avait été révélée quelques jours auparavant, et les journalistes cherchaient à présent à creuser la personnalité du fossoyeur des treize corps dans les Yvelines. Et puis, ils s’interrogeaient sur sa mort : qui avait tué le monstre ? Pour quelle raison ? Les rumeurs allaient bon train, du règlement de comptes au tueur de tueur, une espèce de justicier vengeur.
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