Sharko enfonça pouce et index dans ses globes oculaires et se massa. Ses yeux lui brûlaient.
— Attends. T’es en train de me dire que… que le chef de la secte Pray Mev est atteint de cette maladie, et qu’il a enlevé tous ces gens pour… pour pouvoir prélever leur sang et se l’injecter ?
— J’en ai l’impression. Et qu’il est probablement lui aussi de groupe Bombay, ou d’un groupe ultra rare compatible avec le Bombay.
— Mais… ça n’a pas de sens. La banque de sang rare est justement là pour répondre aux demandes des personnes qui en ont besoin. Pourquoi kidnapper et tuer ?
— Pas certain que cette banque puisse subvenir sur le long terme aux besoins d’un individu atteint d’une telle maladie, avec un sang aussi rare : vu le nombre restreint de donneurs, il aurait peut-être épuisé les réserves en sang Bombay à lui tout seul. Mais je crois que la raison profonde, c’est que notre diable n’a pas que l’apparence du monstre : il est un monstre. Un prédateur au sommet de l’échelle, un vampyre avec un « y », qui se croit tout permis, y compris le droit de vie et de mort, et qui entraîne une troupe d’individus barrés dans son délire. Sa monstruosité, c’est sa force, ce qui en fait le chef absolu. Il a besoin de sang, alors il se sert. C’est aussi simple que ça.
Franck n’arrivait pas à y croire. Il revit l’image de Mayeur pendue, il imaginait le scénario dans les champignonnières : une horde de sauvages autour de la jeune femme nue, des êtres tatoués, piercés, scarifiés… Le visage du monstre, qui apparaît comme dans un cauchemar. La horde qui s’écarte pour lui faire place et le laisser enfoncer ses longues dents déchaussées dans la chair tendre du cou, jusqu’à sectionner une artère. Le rouge du sang, qui coule sur son menton à la blancheur d’albâtre. Puis lui qui s’écarte, et ses chiens qui se jettent en grognant sur le bout de viande pour le mettre en pièces.
— Cette sale maladie se serait donc déclarée il y a environ trois ans ? demanda-t-il. Elle serait à l’origine de la création de Pray Mev ?
— Non, Pray Mev a un autre dessein, un objectif bien précis, indépendant de la maladie. Il y a Pray Mev et ses disciples d’un côté, et les enlèvements qui ont pour but de nourrir le gourou de l’autre. Je pense que son projet de secte ne date pas d’hier, qu’il a nécessité beaucoup de préparation mais que la porphyrie s’est soit développée, soit aggravée, entraînant ces transfusions nécessaires à sa survie. N’oublie pas, les premiers tatoués remontent à trois ans, et les premiers enlèvements à deux ans environ. D’abord, le vampyre demande à Ramirez et Dupire de l’aider à constituer la secte, puis quand la maladie se développe, il leur ordonne de le fournir en sang Bombay. C’est là que commencent les enlèvements.
Franck y voyait plus clair. Tout ce que Lucie racontait tenait la route. Il imaginait le vampyre monstrueux qui vivait reclus, caché, isolé de la population et à l’abri de la lumière du jour. Un être hideux condamné à l’obscurité, au quotidien rythmé de saignées pour se vider de son sang malade d’un côté avant de s’en injecter du neuf de l’autre. Un monstre sans foi ni loi qui n’hésitait pas à ôter des vies, assassiner, exploiter…
— Il ne peut pas enlever des gens indéfiniment, c’est impossible.
— N’empêche qu’il l’a déjà fait pendant deux ans, que si je n’étais pas entrée chez Ramirez, ce soir-là, ç’aurait continué quelque temps. Mais tu as raison : il avait conscience que tout ça allait finir par s’arrêter un jour, que Ramirez et Dupire ne pouvaient agir ainsi sans se faire prendre et que, de toute façon, sa maladie le condamne à une mort certaine. Depuis le début, sa survie est trop fragile. Il le sait. De ce fait, il n’a plus aucune limite dans l’horreur.
Elle inclina sa tasse de café. Puis versa les dernières gouttes du fond sur sa langue.
— Ce salopard finit d’accomplir quelque chose. Rappelle-toi la phrase peinte dans les champignonnières : « Les rivières coulent et pourrissent le monde . » Sois bien certain que ce « quelque chose » est déjà en train de se répandre et que, avant de partir rejoindre Lucifer dans l’autre monde, le vampyre va tout faire pour entraîner le plus de personnes possible dans sa chute.
Au milieu de l’après-midi, les treize identités étaient inscrites les unes en dessous des autres sur le tableau planté au centre de leur bureau. Grâce aux coups de fil, au listing et aux cinq prénoms fournis par Victoire Payet, les policiers avaient pu, depuis la matinée, identifier l’ensemble des victimes, et ainsi retracer la sinistre épopée de Ramirez et Dupire.
Tout avait débuté le 6 juillet 2013, environ deux ans plus tôt. Cyprien Caillard, 42 ans, habitant Aix-en-Provence et adopté à l’âge de 7 ans par une famille fermière de la Creuse, n’avait plus donné signe de vie. Il avait été le premier d’une longue série de disparitions espacées d’environ deux ou trois mois, le temps qu’il fallait pour épuiser un organisme à force de lui prélever son liquide le plus précieux : le sang.
Le mode de fonctionnement était bien rodé. Les deux diables disposaient d’une liste de choix, avec presque quatre cents noms, âges et adresses, dans lesquels puiser. Parmi ceux-ci, des personnes d’origine réunionnaise, mais pas toujours : il existait de rares donneurs de sang Bombay aux racines bien caucasiennes, qui portaient peut-être au fond de leurs gènes le mode d’emploi pour fabriquer ce sang si exceptionnel.
Le duo diabolique, aguerri par les années de prison, à tromper, mentir, enrayer le système, avait alors su frapper de façon intelligente pour ne jamais déclencher les alarmes dans les fichiers de police : régions variées, profils différents, disparitions espacées. Les victimes étaient ensuite emmenées dans la ferme perdue au fin fond de l’Yonne où, par un système de doublons, elles permettaient au vampyre gourou de la secte Pray Mev de se nourrir, littéralement, de leur sang.
Dupire entretenait ces captifs, les soignait pour assurer leur longévité et un sang le meilleur possible, tandis que Ramirez les achevait et s’en débarrassait une fois qu’elles devenaient incapables de fournir l’or rouge. Mais auparavant, il les vidait jusqu’à la dernière goutte. Un corps humain contenait aux alentours de cinq à six litres de sang et permettait donc de remplir une vingtaine de poches. De quoi garantir au diable glouton un stock de sécurité et de tenir plusieurs mois, au cas où les enlèvements cesseraient.
En parallèle, les deux hommes, fins connaisseurs des milieux sataniques et vampiriques, avaient contribué au développement du clan, créé un an avant la première disparition. Régulièrement ils avaient amené des individus masculins consentants chez Magic Tatoo, vers Clignancourt, afin de les marquer de divers symboles affichant leur appartenance progressive à un groupe de vampyres du nom de Pray Mev. Une horde d’une quinzaine de sauvages, arrachés aux milieux satanistes ou à la misère des banlieues, qui se laissaient graver Blood, Death ou Evil dans le dos, flirtaient avec les échanges sanguins grâce à des « cygnes noirs » et avaient mordu Mélanie Mayeur jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un jeune scénariste réalisateur, Willy Coulomb, avait réussi à intégrer le groupe mais s’était fait repérer.
Quant au gourou…
— … Il doit prendre cette maladie comme un coup du destin, ajouta Sharko.
Le lieutenant terminait d’exposer ses dernières déductions à l’ensemble du groupe. Manien était assis à califourchon sur le bureau vide de Nicolas, manipulant une cigarette éteinte entre ses doigts jaunis.
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