— Les tuyaux proches du radiateur… Légèrement tordus. Et la peinture a sauté, si tu regardes bien.
Sharko alla jeter un œil.
— Comme si quelqu’un y avait été attaché avec la chaîne.
— On dirait bien qu’il y a eu un prisonnier ici.
Nicolas présenta également une espèce de râtelier en bois qui contenait treize éprouvettes. Sharko les observa : elles étaient à demi remplies d’un liquide aussi clair et transparent que de l’eau. Il voulut en débouchonner une, mais Nicolas lui serra le poignet.
— Vaut mieux pas ouvrir sans savoir ce que c’est.
Bellanger le fixait avec gravité. Sharko reposa le râtelier devant lui. Pourquoi Ramirez l’avait-il caché avec autant de soin ? Le capitaine de police sortit aussi un long tube en carton. À l’intérieur, un calque format affiche de bus, que déroula Sharko. Rien dessus, hormis treize points faits au feutre noir et répartis un peu partout.
— Treize points qui ne veulent rien dire sur un calque, treize éprouvettes. Il y avait aussi treize scarifications en forme de bâtons sur la poitrine de Ramirez. Et quand tu comptes bien sur la fresque…
— Treize individus, emportés par deux diables vers un autre plus gros. Huit femmes et cinq hommes.
Mal à l’aise, Sharko se mit à prendre des photos avec son téléphone portable. Le trio de diables l’observait. Ils tiraient leur longue langue rouge sous leurs narines fumantes, embarquaient Laëtitia et les autres dans les ténèbres. Au fin fond de son crâne, le flic put entendre leurs rires mesquins et les hurlements de leurs prisonniers. Mev était-il ce diable rouge, deux fois plus gros et puissant que les autres, qui semblait orchestrer l’ensemble et se nourrir de chair humaine ? Où était Laëtitia ? Quel avait été son sort ? Pourquoi elle ?
Quand il en eut terminé, Sharko éteignit la lumière. La pièce sombra alors dans le noir absolu. Une obscurité malfaisante qui laissa les deux flics glacés d’effroi.
Franck et Lucie ne prirent qu’une seule voiture pour aller au 36, le lendemain, aux alentours de 9 heures. Gueules en berne, idées noires. Lucie avait dû forcer sur le maquillage pour cacher sa nuit catastrophique. Vues, les photos prises par Sharko avec son téléphone. Vues, ces monstruosités peintes, ces visages en larmes, ces langues fourchues. Une véritable scène d’orgie, mais aussi de viol, de guerre, d’épouvante. Qu’avait cherché à raconter Ramirez à travers sa fresque ?
Tout au long du trajet, Franck n’avait cessé de marteler qu’ils devaient se surveiller l’un l’autre, se soutenir, faire bloc et, surtout, ne jamais prononcer le nom de Laëtitia Charlent. Oublier son visage. Elle était un de leurs points faibles. Une erreur, un lapsus, un mauvais réflexe, et ils couleraient tous les deux.
Mais comment oublier un tel visage ? Les diables se battaient aussi en Lucie. D’un côté, il fallait se taire, et de l’autre brûlait ce besoin de comprendre, de résoudre l’énigme, de retrouver la jeune femme, peut-être encore vivante. Parce que c’était son job, ses convictions. Parce que c’était dans son ADN de flic et que, si elle y parvenait, elle soulagerait peut-être sa conscience.
Leur bureau vibrait déjà de vie à leur arrivée. Comme à chaque nouvelle affaire, l’excitation dominait, les informations commençaient à tomber des différents services sollicités. Sharko comparait toujours les premiers jours à une partie de chasse : ils étaient la meute de chiens stimulés par les cors, qui s’élançait à la poursuite du gibier. À cette différence près que, cette fois, le gibier, c’étaient eux.
Il plaça à côté de son ordinateur une photo toute récente de ses fils. Lucie fit de même. Ils étaient leur shoot de cocaïne, leur pacte invisible, le gage de leur silence. Leurs enfants les aideraient à tenir.
— J’ai eu le retour ADN du bulbe des longs cheveux noirs trouvés dans le lit de Ramirez, fit Robillard. Ils sont bien féminins, mais on n’a rien dans le FNAEG [3] Fichier national automatisé des empreintes génétiques.
. La fille aux menottes n’a pas de visage et court toujours.
Soulagement en demi-teinte pour Sharko. On entrait, on sortait de la pièce, avec des documents à photocopier, des feuillets à aller chercher, des coups de fil à passer. Levallois avait repris son rôle de procédurier et était parti récolter les éléments dans la pièce avec la fresque. Franck observait à la dérobée chacun de ses coéquipiers qui répondait à un appel, consignait une information, toujours avec, boulonnée au ventre, cette peur du témoignage (« Je crois me souvenir qu’une jeune femme avait crevé un pneu devant chez ce type ») qui mettrait en péril leur avenir, à Lucie et lui.
Mais le véritable cauchemar débuta avec un appel reçu à 10 h 40. Lorsque Nicolas répondit au balisticien et discuta longuement, allant et venant, Sharko comprit sur-le-champ que ce qui le tracassait depuis le début — le sentiment d’avoir oublié un élément primordial cette nuit-là — était lié à cette histoire de douille. Tout avait été trop laborieux, trop complexe autour de ce maudit tube en étain.
Et quand Nicolas parla de gendarmerie, d’affaire en cours, et nota un numéro de téléphone, Franck sentit le sang quitter son visage. Il échangea un regard catastrophé avec Lucie.
Il ne s’agissait pas d’un oubli mais d’une erreur. Bénigne, grave ? Impossible de savoir pour le moment. Quoi qu’il en soit, grâce aux caractéristiques des munitions retrouvées — rayures, endroit de la percussion… — , on savait que le pistolet utilisé pour tuer Ramirez d’une balle dans la gorge avait servi dans deux autres affaires. La première était ancienne, un braquage dans une supérette.
L’autre concernait une affaire de meurtre.
La 306 sérigraphiée de la police nationale dévorait le ruban d’asphalte, direction Looze, un bled paumé à une trentaine de kilomètres d’Auxerre. L’Yonne, pays des forêts flamboyantes, des champs lumineux, des cerfs massifs, héritiers de siècles de traque et capables de vous plier le capot au prochain virage. En ce début d’automne, la nature était presque apaisée, à l’opposé de Sharko, forcé d’intérioriser, de faire bonne figure, d’être satisfait de cette piste qui s’offrait déjà à eux, mais ressemblait aux prémices d’un cauchemar éveillé. Il n’avait presque pas décroché un mot durant le trajet, et il ne fallait pas compter sur Bellanger sur ce point. Au fil des mois, une distance s’était creusée entre les deux hommes, leurs sujets de conversation s’étaient taris. De quoi pouvait-on discuter quand l’un avait tout — une femme, des enfants, une maison et un morceau de bonheur — et l’autre rien ?
Nicolas quitta l’autoroute A6 et roula une dizaine de minutes sur des routes qui semblaient mener au bout du monde.
— D’après le GPS, on y arrive. J’avais dit vers 13 heures, on a une heure de retard. Ça va.
Il chercha un ancien château d’eau, d’après les explications fournies par téléphone. Sharko le désigna dans une trouée d’arbres, au bout d’un chemin de terre qui s’enfonçait dans la végétation. Ils se garèrent derrière une voiture de gendarmerie, de laquelle sortit un homme aux larges épaules, engoncé dans sa tenue réglementaire, des rangers à la casquette bleu marine. Il tenait deux lampes torches et une pochette à élastiques. Échange de poignes viril.
— Capitaine Jacques Saussey, SR [4] Section de recherches.
de Dijon.
— Capitaine Bellanger, c’est moi que vous avez eu au téléphone. Désolé pour le retard. Et voici le lieutenant Sharko. Drôle d’endroit pour une rencontre, non ?
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