— Non. On ne va pas alourdir le PV de conneries, multiplier le travail des techniciens et plomber à nous seuls le budget de la police nationale en analyses. Mettez-les dans le salon. On se croirait aux puces de Saint-Ouen, bordel !
Nicolas croqua dans son sandwich.
— J’avale ça et je descends. Je reste.
— C’est pas la peine, je t’ai dit. On est déjà suffisamment nombreux et…
— Vaut mieux pas que je rentre. Pas cette nuit. T’as vu à l’étage ? Dans la chambre ? La victime n’était pas seule, il y avait une femme, ici.
— J’ai vu, oui. La fenêtre ouverte donne sur le toit d’une véranda. La fille a dû se tirer par là en catastrophe, on a même trouvé une chaussure à semelle de cosmonaute sur le toit. Les techniciens ont fait quelques prélèvements. Le Crimescope a mis en évidence la présence de fluides corporels sur les draps et de longs cheveux noirs. Ceux de la fille, je suppose. Ça va partir pour l’ADN. Vu la présence de sang et la forme des menottes, les rapports sexuels ont dû être assez violents.
— Va falloir qu’on la retrouve, cette femme.
Sharko acquiesça et redescendit à la cave, sur les nerfs. Cette histoire de chambre le déstabilisait. Pourquoi n’avait-il pas pris la peine de monter à l’étage, la nuit dernière ? Et si Ramirez n’avait pas été seul dans la maison au moment de sa mort ? Il imaginait une fille menottée au lit avec ces curieuses entraves dentées. Ramirez entend frapper mais ne répond pas. Lucie entre et descend à la cave. Il la surprend, elle le tue. Et la femme est toujours en haut, silencieuse.
Quand avait-elle quitté la maison par la fenêtre ? Qu’avait-elle vu ou entendu ?
Il restait d’innombrables allers-retours à effectuer pour remonter ce qui traînait encore — des sacs de matériaux, des outils… Nicolas mit la main à la pâte. Après une demi-heure, une technicienne leur demanda de s’approcher. Elle était accroupie au fond de la cave, à deux mètres environ du lieu du crime, devant un empilement de briques. Sharko comprit qu’elle avait trouvé la douille.
Arrivait le moment où il ne fallait surtout pas se louper. Il prit un sac à scellés de la mallette de procédurier et se précipita. Olivier Fortran et Nicolas se joignirent à lui. À l’aide d’une pince, la technicienne extirpa une pièce de métal de l’un des alvéoles.
— Une douille.
— Du 9 mm, comme la balle ? demanda Fortran.
La jeune femme l’orienta vers la lumière.
— Oui.
— On a la deuxième pièce de notre puzzle, enfin. Une bonne chose de faite.
Sharko bloqua le passage entre elle et les autres. Elle n’avait pas prononcé la marque. Il ouvrit son sac à scellés pour que la jeune femme y lâche la douille. Il le scratcha ensuite devant témoins, le rendant inviolable, et retourna vers sa mallette, où il nota le calibre à l’endroit prévu. Il omit sciemment la marque — hors de question de noter « Luger » pour l’instant alors que la douille était de marque Speer. Trop risqué. Il leva un œil vers ses collègues proches des briques. Il reporta ces informations sur son PV — sans y inscrire la marque non plus — et prit plusieurs photos du scellé sur fond neutre. Son front perlait. Il l’essuya de la manche de sa combinaison et retourna auprès du petit groupe.
Nicolas semblait perturbé.
— J’ai vu la position du corps tout à l’heure, c’est curieux qu’on retrouve la douille à cet endroit, deux mètres devant le cadavre. Quasiment toutes les fenêtres d’éjection de balles sont situées à droite de l’arme, la douille aurait donc dû être chassée sur la droite au moment du tir. Elle aurait dû atterrir par là-bas, vers le milieu de la cave.
— Tu l’as dit, « quasiment » toutes les fenêtres d’éjection, répliqua Sharko. Mais certaines armes sont pour les gauchers. En partant sur la gauche, la douille a pu rebondir sur ce mur et être chassée vers l’arrière. Dès qu’elles rencontrent un obstacle, les douilles ont des trajectoires aléatoires.
Sharko remarqua bien que Nicolas restait sceptique, mais il l’ignora et on reprit l’évacuation des objets. Une demi-heure plus tard, un technicien leur demandait de remonter. Il tenait un vaporisateur de Bluestar. Une large bande fluorescente imprégnait le carrelage au niveau de l’entrée de la cave, comme une barrière invisible.
— J’ai cherché des traces de sang dans la maison. Et c’est comme ça un peu partout.
Ils explorèrent les différentes pièces, les lumières éteintes pour amplifier la phosphorescence. Hormis le trajet jaune fluo marqué par les sangsues, Franck et Nicolas découvrirent des traces qui constituaient un ruban unique, comme un fil d’Ariane. Il en apparut au sol, sur les meubles, autour du canapé, dans l’escalier, même à l’étage. Chambres, salle de bains : un trait de sang chaque fois, sauf au niveau de la pièce aux murs criblés de dessins, la seule épargnée.
— Ce trait de sang, une idée de ce que ça représente ?
— Absolument pas. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il en a mis partout mais de manière contrôlée, comme un pâtissier qui promène sa douille de chantilly sur un gâteau. Il a lavé derrière pour effacer. Combien de temps après, avec quoi, impossible de le dire.
Sharko pénétra dans la pièce et observa les tags de véhicules, ainsi que l’étagère avec son matériel de dessin. Pourquoi Ramirez n’avait-il pas dressé de « barrière de sang » sur le seuil de cette pièce ?
Ils redescendirent à la cave en silence, dubitatifs. Olivier Fortran se tenait accroupi devant de gros sacs de matériaux.
— Ces sacs-là se trouvaient sous les sacs de béton.
Sharko et Nicolas observèrent les six sacs de chaux vive empilés. Un produit que croisaient les flics chez les assassins désireux de se débarrasser des cadavres. Saupoudrée en forte quantité sur un corps, la chaux vive l’asséchait et évitait la putréfaction, donc les mauvaises odeurs.
— De l’industriel, vu les caractéristiques. Six sacs, c’est énorme.
Nicolas éventra l’un d’eux avec son couteau suisse. Et préleva un peu de poudre sur le bout de ses gants, renifla.
— Vous avez remarqué la gueule du jardin ? Ça m’étonnerait fort qu’il utilise cette chaux pour éliminer les mauvaises herbes.
Fortran se redressa dans un craquement de genoux.
— Tu penses qu’il y aurait des choses enterrées ?
— La chaux vive, les traces de sang invisibles… J’ai l’impression qu’il va falloir vérifier.
— Eh merde, on n’en a pas fini. Un café, ça vous branche ? Il devrait être encore chaud.
Gobelet plein à la main, les trois hommes évoluèrent dans le jardin, le nez rivé au sol. Fortran se baissait, armé d’une grosse lampe torche.
— Il y a des orties partout, difficile de dire si la victime a donné des coups de pelle. Je passerai quand même un coup de fil demain matin pour avoir un bulldozer. On va vérifier.
Sharko, lui, s’abîmait dans d’autres réflexions : le corps de Laëtitia Charlent reposait-il six pieds sous terre ? Ramirez l’avait-il vraiment kidnappée, tuée et enterrée dans son jardin ?
À 3 heures du matin, les derniers techniciens, éprouvés, en finirent avec une pile de parpaings entassés dans un coin. On rangeait en même temps le matériel, on démontait les halogènes. Sharko verrouilla sa mallette, ferma la maison à clé. Des scellés furent posés. Il jeta un coup d’œil discret vers l’étage. Des yeux avaient-ils vu, cette nuit-là ?
Seul réconfort : il possédait la douille, et personne n’avait prêté attention à la marque. En définitive, ça aurait pu bien se passer sans cette histoire de menottes et de soutien-gorge.
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