Nerveusement épuisé, il poursuivit sa course sanglante à pied, le long de la Seine, au niveau de Choisy-le-Roi. Longea une volée de lampadaires, dont la lueur bleutée éclaboussa son imperméable. Devant lui, la Seine bruissait, charriant des eaux noires comme des fonds d’obus. Sharko pensa au Styx, ce fleuve mythologique qui séparait le monde terrestre des Enfers, il avait l’impression d’errer sur ses eaux, sans possibilité de marche arrière. Désormais protégé par l’obscurité quasi totale, il se débarrassa du P30 de Ramirez et, le pas vif, égrena les neuf balles restantes du chargeur tous les cinquante mètres environ, avec une curieuse sensation ancrée en lui : il avait peut-être omis un détail ?
Il prit de nouveau la route dans un frisson : le doute insinué en lui devait être normal. Non, il n’avait rien manqué, il le savait. Avec autant d’années de métier, ces centaines de scènes de crime vues et analysées, comment aurait-il pu se tromper ?
Le calvaire se termina au fond de son garage. Il se déshabilla, se vêtit d’une blouse bleue qu’il utilisait pour les menus travaux de peinture ou de tapisserie, forma un tas avec ses vêtements maculés et y mit le feu à même le béton. Les flammes dansèrent bien vite devant ses yeux. Il observa la combustion de sa cravate rayée et de son costume anthracite, celui des grandes victoires. Un cadeau de Suzanne, sa première femme décédée des années plus tôt. Tout partait en fumée, comme la fin d’une histoire, et Sharko y vit un sombre présage.
Lucie lui apporta le dossier d’Anatole. Il jeta les feuilles une à une dans la gueule du feu, fixa le visage lumineux de la jeune Laëtitia. Il l’abandonnait à son terrible sort, sans doute, mais avait-il le choix ? Les flammes la dévorèrent, à la même vitesse que la rancœur et le dégoût consumaient le cœur de Sharko. Coupables.
Puis il considéra la balle issue de l’arme de Lucie au creux de sa main, ce morceau de plomb chemisé de cuivre et arracheur de vie. Il saisit une masse et frappa, frappa, frappa, dans un grognement animal, le front trempé, jusqu’à réduire le projectile en miettes.
Lorsqu’il se retourna, haletant, Lucie se tenait pétrifiée derrière lui, fixant les yeux fous de son homme.
Au 36, le lendemain matin, calé derrière l’écran de son ordinateur, Franck se sentait incapable de faire quoi que ce soit. Devoir mettre les pieds dans leur open space, serrer des mains comme si de rien n’était, plaisanter dans les couloirs, recevoir les félicitations des collègues pour l’arrestation de Dulac… Et cette douille Luger, enroulée dans son mouchoir au fond de la poche de son pantalon, quatre grammes capables de les envoyer vingt ans en prison, qu’il devrait à tout prix changer avec celle perdue au fond de la cave, porteuse de l’abomination de tous ses actes…
Même s’il ne le montrait pas, la peur le clouait à son siège. Une frousse épidermique comme il n’en avait pas ressenti depuis fort longtemps. Et il voyait que Lucie, dans sa diagonale, n’allait pas bien non plus, prostrée sur sa chaise. Elle avait tremblé dans le lit toute la nuit, en proie au pire des scénarios. La prison, lieu de mort, d’angoisses, de brutalité et de désespoir, la terrorisait, elle était son ogre, son croque-mitaine, le carburant de ses cauchemars. Elle avait supporté beaucoup dans sa vie, mais la privation de liberté l’anéantirait.
Alors Franck n’avait eu de cesse de la rassurer : ils allaient s’en tirer, voir grandir leurs enfants ensemble, vieillir à l’ombre d’un parasol dans leur jardin, et leur conscience finirait par occulter toute cette histoire en l’écrasant de milliers d’autres souvenirs. Au fond de lui-même, il doutait. Une sensation le tenaillait depuis la veille. Il fallait qu’il se débarrasse coûte que coûte de cette mauvaise aura.
Après le repas du midi, une fois tout le monde revenu à son poste, il se leva.
— C’est ma tournée.
Le numéro 1 du groupe revint avec cinq cafés : un sucré, un au lait pour Robillard et trois noirs. Caché derrière son écran, il observa Jacques Levallois boire le sien. Une demi-heure plus tard, le procédurier de l’équipe commençait à s’agiter sur son siège, les lèvres pincées : le laxatif lui tordait les boyaux. Dès lors, il multiplia les allers-retours vers les sanitaires avec la démarche d’un cow-boy descendu de son cheval. Sharko remarqua la façon dont Lucie le fixait : elle avait compris. À bout, Levallois enfila sa veste et éteignit son ordinateur.
— Je rentre, je ne sais pas ce qui se passe, j’ai un mal de chien au bide. Un truc que je n’ai pas dû digérer à la cantine.
Il les salua sans vigueur, mains sur le ventre. Franck déplaça son écran pour faire barrage entre ses yeux et ceux de sa compagne. Il se maudissait.
Et il attendit, attendit, incapable de travailler, cliquant dans le vide sur son écran pour faire croire qu’il s’activait. Plus les aiguilles tournaient — 15 heures, 16 heures, 17 heures —, plus les claquements des portes de prison résonnaient avec fracas dans sa tête. Que se passait-il ? Les flics locaux avaient dû être appelés dans la matinée par des riverains pour l’Audi. En tenant compte de toutes les procédures, l’alerte aurait dû être donnée au 36 au début de l’après-midi.
Et si, à cause d’un dysfonctionnement, l’affaire ne remontait pas jusqu’à la Criminelle ? Et si le dossier se voyait confié à une autre équipe que la leur ? Lucie avait raison : les risques que l’opération échoue étaient nombreux. Une envie le tenaillait : celle de prendre sa voiture et de foncer là-bas, juste pour voir. À ce moment-là, il frissonna, parce qu’il n’était pas différent de l’assassin qui cherche à tout prix à retourner sur les lieux du crime.
Après le départ agité de Levallois, l’ambiance, dans leur espace de travail, cet endroit où ils avaient partagé leurs victoires, leurs coups de gueule, leurs échecs aussi, était d’un calme olympien, comme à chaque lendemain de grosse affaire résolue. Suite à l’interpellation de Dulac, les hommes de l’équipe Manien éprouvaient le besoin de reprendre leur souffle, de répondre aux mails en retard, de décompresser un peu.
D’un regard, Sharko indiqua à Lucie qu’elle devait décoller sur-le-champ et récupérer les jumeaux à la garderie. Elle aussi attendait le fameux coup de fil avec une angoisse manifeste et n’avait pas envie de partir sans savoir. Elle finit par prendre ses affaires à contrecœur, se lever et se contenter d’un simple « À demain » lancé à la cantonade, avant de disparaître. Le lieutenant Pascal Robillard lui emboîta le pas, sac de sport à l’épaule, en route pour une nouvelle séance de musculation. Le colosse s’entraînait plus de quatre fois par semaine et n’était pas du genre à traîner tard dans les bureaux, surtout au terme d’une affaire gourmande en énergie.
Ils n’étaient plus que deux dans l’espace.
— Ça n’a pas l’air d’être la grande joie entre vous deux, fit le capitaine Bellanger entre deux clics de souris. Vous n’arrêtiez pas de vous bouffer des yeux.
— Lucie est un peu stressée avec la rentrée des classes. Adrien, ça va, mais c’est Jules qui pose problème. Il est grognon, il pleure. On dort mal en ce moment.
— On dort tous mal. On ne serait pas flics, sinon.
Ce furent les seuls mots de Nicolas Bellanger. Il retourna à son écran, une main sur la tempe, qu’il s’empressa de poser à plat sur son bureau. Ses tremblements étaient quasi invisibles, et Sharko ne les aurait sans doute jamais remarqués si Nicolas n’avait pas pris ce réflexe de dissimuler ses mains. Un jour, il lui avait demandé s’il buvait ou prenait des substances. Bellanger avait manqué de lui envoyer son poing dans la figure. Peut-être Sharko se trompait-il, mais son agressivité, son allure certains matins, lui qui avait toujours soigné son apparence…
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