— Tiens, c’est bizarre, il n’y a rien sur lui.
David fronça les sourcils. Un riche anonyme ? Pourquoi pas, après tout ? Avec son handicap, Doffre devait sûrement fuir la publicité.
Recroquevillé devant son écran, il s’enfonça dans les méandres d’internet. Bons au porteur… Forêt-Noire… Bourreau 125…
Cathy redescendit chercher Clara pour aller la coucher.
— Toi aussi, tu cherches après ton papa, ma puce, chuchota-t-elle à sa fille. Tu vois, il n’est plus avec nous…
Avec ses recherches, son mari resterait plaqué à son ordinateur ce soir, jusque tard dans la nuit. Tant mieux. Inutile de trouver des excuses pour ne pas faire l’amour.
Du bout des doigts, Arthur Doffre poussa la porte de sa chambre, un large sourire creusant plus encore les sillons entrecroisés sous ses yeux noirs. Dans trois heures environ, les Miller — l’homme, la femme, l’enfant — allaient le rejoindre ici, en pleine Forêt-Noire. Il se dirigea vers la fenêtre. Dehors, la neige s’était remise à tomber. Bientôt, les chemins, les routes s’effaceraient. Le chalet se rétracterait alors en un minuscule îlot, coupé du monde, perdu dans l’infini des arbres.
Il actionna la manette plantée dans le manche gauche de son fauteuil roulant, le petit moteur propulsa la tête chauve à travers un long couloir en direction du salon.
Au centre de cette large pièce aux tons tièdes, ambrés, la curiosité de l’endroit : un tronc noueux, couvert de rainures et de coulées de sève durcies, transperçant la charpente comme pour répondre à un besoin irrépressible de puissance et de liberté. Le chalet, soigneusement isolé du froid et de l’humidité, avait été bâti autour d’un chêne rouge, tricentenaire.
Doffre contourna l’arbre prudemment, puis stoppa net face à la table basse sur laquelle il saisit un vase en porcelaine rose, rapporté d’un voyage en Chine, et dont il ne se séparait jamais. Sans plus bouger, l’objet sur les genoux, il s’abandonna à de lointaines pensées, puis s’approcha de la cheminée où crépitaient de hautes flammes rouges. Des bouffées ardentes vinrent lui caresser les pommettes. Il se sentait bien.
À sa gauche, posées sur un fauteuil, des centaines de feuilles et de fiches cartonnées, enserrées dans des pochettes colorées.
Un dossier, classé secret d’État.
Celui du Bourreau 125. Les secrets de son histoire. Et ceux de son esprit.
Arthur Doffre s’empara d’une pochette bleue à élastiques, l’ouvrit, et baissa lentement les yeux. Il connaissait le moindre cliché par cœur. L’expression d’agonie des visages. Les stries des liens tailladant la peau. La chevelure blonde des femmes s’engouffrant dans leur bouche hurlante. Les numéros, tatoués à l’encre noire sur les crânes de leurs enfants épargnés. 101703… 101005… 98784… 98101… 98067… 97878… 97656… Le mystère des nombres, jamais résolu.
Doffre termina par le cliché du Bourreau, étranglé au bout de sa corde.
Les poils de son avant-bras gauche se hérissèrent, il en perçut chaque infime vibration. Il lui arrivait rarement de frissonner, mais, à chaque fois que ça se produisait, c’était comme si on lui plantait des épines dans le dos.
Quand il sortit de ses pensées, il vit sa main crispée sur le bras du fauteuil roulant.
Soudain, ses doigts se durcirent. Arthrite. Et elle serait fulgurante, selon l’annonce de son médecin.
Il porta sa paume devant son regard et serra le poing de toutes ses forces, les phalanges rétractées comme les serres d’un aigle. La douleur était atroce, mais il la supporta. La maladie ne l’abattrait pas. Pas lui.
Le vieil homme desserra un peu le nœud de sa cravate, sur son front perlaient des gouttelettes de sueur. Il rangea soigneusement les clichés, puis appela :
— Adeline, mon abricot ! Viens me rejoindre, s’il te plaît !
Dans sa chambre, Adeline boutonnait son gilet de laine au ras du cou. Elle avait allumé un feu de cheminée dès leur arrivée, dans la nuit, mais réchauffer un tel volume allait bien demander la journée.
Elle jeta un œil par la fenêtre. A l’extérieur, rien d’autre qu’une violence blanche par-devant les troncs démesurés. Magnifique… et déprimant…
Avant de rejoindre Doffre, elle voulut vérifier sur son portable que Saint-Osier n’avait pas laissé de message. Pas de réseau ! Forcément, si loin du monde !
— Bah, et puis zut ! grogna-t-elle.
Elle lança le téléphone sur le lit. Pourquoi se soucier de Saint-Osier, et des messages d’insultes qu’il lui enverrait ? Ce gros con l’éjecterait à coup sûr, dès son retour. Tant pis, ou plutôt tant mieux. Elle aurait gagné suffisamment d’argent pour enfin plaquer cette agence minable et se lancer dans une aventure plus respectable. Son institut de beauté…
Elle fourra dans une armoire le kimono rouge que son riche client venait de lui offrir. Elle détestait le rouge, à vomir. « Traumatisme d’enfance », disaient les médecins.
Puis elle plaça le bon au porteur au fond de sa valise, quelle posa au-dessus de l’armoire. À ce rythme-là, dans un mois, elle serait riche.
Juste avant de sortir, son regard s’attarda sur la malle, casée dans l’angle de la pièce, qu’elle avait eu tant de mal à transporter de la voiture au chalet. L’ouverture était barrée d’un énorme cadenas en U, l’une de ces protections codées à cinq chiffres dont on se sert pour bloquer les roues des motos. Peut-être Doffre entreposait-il là, entre autres, tous ses bons au porteur ? « Drôlement prudent, le vieil homme », songea-t-elle en franchissant la porte.
Elle s’avança dans l’étroit corridor.
— Tu as froid, mon abricot ?
Elle sursauta et fit volte-face.
— Un peu, oui. Vous… Tu… Tu veux que je passe d’autres vêtements ? Une robe courte…
Il l’interrompit d’un signe tranchant.
— C’est comme ça que j’aime les femmes, celles qui suggèrent plus qu’elles ne dévoilent. C’est l’une des raisons pour lesquelles je t’ai choisie. Promets-moi de ne rien changer, et de te comporter ici comme tu le ferais chez toi.
Adeline acquiesça.
— Tu veux peut-être manger un morceau ? demanda-t-elle sans vraiment trouver la juste répartie.
— Il paraît que tu es une excellente cuisinière. Prépare-moi un bon déjeuner. La nourriture est stockée dans l’arrière-cuisine. Tu décides du repas, mais évite la viande saignante, j’ai horreur de ça.
Après lui avoir caressé les cheveux, il recula vers la chambre des Miller, située en face, en ne cessant de la fixer de ses yeux noirs. Claquement de porte, bruit de serrure.
Adeline resta un temps interloquée. Drôle de manière de se comporter, pour un type de sa classe, mais bon, elle avait l’habitude. Lunatiques, capricieux, grincheux, son pain quotidien…
En remontant le couloir, elle plissa le nez. Ces affreuses odeurs d’antiseptiques ! Elle voulut ouvrir une porte latérale, pour voir d’où elles provenaient, mais n’y parvint pas. Fermée à clé…
Le salon, à présent. Quel silence ! Dire qu’elle n’avait même pas pensé à emporter un lecteur de CD. Trente ans, seule avec un vieux paraplégique à cinq cents kilomètres de chez elle. La maison de retraite de sa grand-mère, à côté de ça, c’était le carnaval…
Elle remit une bûche dans la cheminée et s’attarda devant la flambée, les mains ouvertes en regard des flammes. Un mois… Un mois à aller chercher des bûches, allumer des feux, mitonner les repas, satisfaire les caprices de son client… ça risquait de faire long. Heureusement, il n’avait pas trop l’air menottes et cravache, celui-là, handicapé jusqu’à l’os. Quoique… Elle avait quand même embarqué le matériel. Deux paires de bracelets en acier, et le petit nécessaire du plaisir nuptial. Après tout, il était de son devoir de répondre à ce genre d’exigences .
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