Pour ne rien vous cacher, c’était mon seul objectif.
Je me sentais en échec et je mettais un point d’honneur à régler la situation par moi-même avant l’arrivée des forces de l’ordre. J’y étais d’autant plus enclin que M. Delambre étant armé, je pouvais l’abattre froidement sans l’ombre d’un risque : la légitime défense m’était acquise d’avance. Il suffisait, vis-à-vis des autres otages, de tirer très rapidement, comme si je n’avais pas pu ajuster mon tir. En vérité, il ne me fallait que quelques dixièmes de seconde pour lui placer à coup sûr une balle en pleine tête, et c’est bien ce que j’avais l’intention de faire.
Mais il était dit que rien ne se passerait tel que je le prévoyais.
M. Delambre, qui paraissait pourtant bien désorienté, devait se souvenir des conseils qui lui avaient été donnés. Il était assis sur sa chaise, dos à la porte, face au groupe, et, alors que nous attendions avec impatience l’instant où il tirerait la dernière balle, il éjecta brusquement le chargeur en cours d’usage et le remplaça par un nouveau. Cela lui prit moins de quatre secondes, le temps de nous en rendre compte et M. Delambre avait une arme de nouveau chargée avec treize bonnes balles prêtes à l’usage.
Yasmine restait digne mais je savais qu’à l’intérieur, elle était effondrée.
Nous nous dirigions vers un assaut du Raid, avec toutes ses conséquences.
Notre salle se trouvait au quatrième étage de l’immeuble et avec trois fenêtres sur quatre descendues à coups de pistolet, l’air pénétrait par larges bouffées. Ce qui avait été agréable au tout début devenait maintenant franchement inconfortable. Le Raid choisirait-il cette voie d’accès ? Ça n’était pas impossible. Je pariais pour une action en deux endroits simultanés, le couloir et l’extérieur, un étau auquel M. Delambre seul serait incapable de faire face. Et après l’avoir vu tirer dans les fenêtres sans sommation et à balles réelles, les forces d’intervention ne laisseraient pas à un homme retenant douze otages dont deux blessés une seule chance de s’en sortir vivant.
Côté investigation, les flics et le Raid étaient allés très vite : M. Delambre avait été rapidement identifié, ce qui avait permis au négociateur de l’appeler par son nom dès le premier contact. En fait, à partir des éléments fournis par M. Cousin, il n’avait pas dû être très difficile de remonter de M. Dorfmann à M. Lacoste, et peut-être même d’alpaguer sa collaboratrice, M lle Zbikowski, qui devait avoir toutes les clés de cette histoire.
Le premier round de négociation avait tourné court et s’était soldé par trois coups de pistolet. Il ne faudrait pas attendre bien longtemps avant que l’équipe du Raid remonte au charbon. Ce fut le cas une dizaine de minutes plus tard.
M. Delambre se leva dès la seconde sonnerie. Yasmine, comme moi, observait son comportement. Lorsqu’il parlait, détournait-il les yeux ? Où plaçait-il son arme pendant les conversations ? Se déplaçait-il autant que le lui permettait la longueur du fil du téléphone ? Il appuya rageusement sur plusieurs touches dont certaines, sans doute, se neutralisèrent l’une l’autre et le haut-parleur resta branché.
— Monsieur Delambre, que désirez-vous ?
C’était de nouveau la voix du capitaine Prungnaud, claire, calme, le genre de timbre qui respire le professionnalisme.
— Je ne sais pas… Vous pouvez me trouver un boulot ?
— Oui, j’ai cru comprendre qu’il y avait un problème à ce niveau-là.
— En effet, un petit problème. « À ce niveau-là. » J’ai une proposition à vous faire.
— Je vous écoute.
— Les gens qui sont ici avec moi ont tous un boulot. Si j’en abats un, n’importe lequel, et que je libère les autres, vous me donnez son poste ?
— On peut parler de tout, monsieur Delambre, je dis bien de tout, y compris de votre recherche d’emploi, mais pour ça il va d’abord falloir libérer quelques otages.
— Parler d’argent, par exemple ?
Le négociateur laissa passer une seconde, histoire de prendre la mesure du problème.
— Vous voulez de l’argent ? Combien ?
Mais avant qu’il ait terminé sa phrase, M. Delambre avait tiré dans la dernière fenêtre, dont la vitre s’effondra à son tour sur le dos rond des otages.
Le temps pour nous de rouvrir les yeux, M. Delambre avait raccroché et avait déjà regagné sa place. On entendit pas mal de remue-ménage en bas, sur le parking. La tâche pour les policiers n’était pas simple face à un type qui répondait aux questions en dézinguant les fenêtres à coups de pistolet.
Le téléphone sonna une nouvelle fois, environ cinq minutes plus tard.
— Alain…
— Môssieu Delambre, s’il vous plaît ! On n’a pas pointé ensemble à l’ANPE !
— OK. Monsieur Delambre, c’est comme vous voulez. Je vous appelle parce que j’ai quelqu’un à côté de moi qui veut vous parler. Je vous la passe.
— Non !
M. Delambre a hurlé et il a raccroché. Mais il resté là, tétanisé devant le téléphone, muet, sans bouger.
Yasmine me fixe intensément pour savoir si le moment est venu, mais je sais que le négociateur, après une telle réponse, ne va pas en rester là. De fait, quelques secondes plus tard, le téléphone sonne de nouveau, mais cette fois ce n’est pas le négociateur du Raid qui parle. C’est une femme. Jeune. Moins de trente ans à mon avis.
— Papa…?
Voix vibrante, émue. M. Delambre danse d’un pied sur l’autre.
— Papa, réponds-moi, s’il te plaît…
Mais M. Delambre ne peut pas parler. Il tient le téléphone dans la main gauche, son arme dans la droite, mais rien ne semble pouvoir le sortir de la situation dans laquelle cette voix le plonge. C’est plus difficile pour lui d’entendre cette voix que d’abattre M. Dorfmann d’une balle dans la tête, mais c’est peut-être la même chose : le signe indubitable d’un désespoir sans issue. Pour un peu, j’aurais pitié de lui.
Confusion sur la ligne, personne ne sait ce qui peut se passer.
C’est une autre femme qui intervient maintenant, plus âgée.
— Alain ? dit-elle. C’est Nicole.
M. Delambre est littéralement cloué sur place.
La femme pleure abondamment et s’étrangle sans vraiment parvenir à parler. On n’entend guère que ses sanglots. Et cela nous fait un effet troublant parce que cette femme ne pleure pas sur notre sort mais sur celui de l’homme dont nous sommes prisonniers et qui nous menace de mort depuis plus d’une heure.
— Alain, dit-elle. Je t’en supplie… réponds-moi.
Cette voix, ces mots, ont sur M. Delambre un effet foudroyant. Il dit simplement, très bas :
— Nicole… Je te demande pardon.
Simplement cela.
Rien d’autre.
Après quoi il raccroche, il attrape le tiroir dans lequel ont été entreposés nos téléphones, nos montres. Puis il s’approche de la fenêtre, en soulève le store et lance tout le contenu par la fenêtre. D’un seul geste. Tout à la fois. Je ne sais pas pourquoi il fait ça, je vous assure, c’est très étonnant. En tout cas la réplique ne s’est pas fait attendre.
La première balle lui passe à quelques millimètres de l’épaule droite, la seconde traverse l’espace à l’endroit où se trouvait sa tête la seconde précédente. Il tombe au sol et se tourne aussitôt vers nous, l’arme tendue à bout de bras. Et il fait bien parce que Yasmine est déjà debout, prête à bondir.
— Couchez-vous ! lui crie-t-il.
Yasmine obéit. M. Delambre rampe et se relève quelques mètres plus loin. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et se retourne vers nous.
— Vous pouvez partir, dit-il. C’est fini.
Читать дальше