— Vous pensez que je suis si bête ?
— Je vous emmerde !
Il est furieux. Il est prêt à se lever. J’hésite une seconde puis j’enchaîne :
— Je savais que vous étiez camé du matin au soir, mais vous ne m’avez pas prévenu que pour ce prix-là, j’aurais droit à une loque !
— Ça change quoi ?
— Tout. Vous pensez que vous valez ce que vous me coûtez ?
— C’est à vous de le dire.
— Eh bien, je dirais non. La fille que vous avez tuée, elle s’est jetée par la fenêtre pendant que vous étiez parti vous piquer derrière le camion…
— Et alors ?
— … ça n’est pas le seul dégât que vous ayez provoqué ! Je me trompe ?
— Ça n’est pas votre affaire !
— Dans la police, c’est pas comme dans le privé. On ne vous vire pas à la première faute. Il y en a eu combien avant ? Vous étiez accro depuis combien de morts quand ils se sont décidés à vous foutre à la porte ?
— Vous n’avez pas le droit !
— Et cette fille, au fait, vous l’avez vue tomber ou vous avez seulement vu son corps sur le trottoir ? Il paraît que ça fait un bruit sinistre, surtout les jeunes femmes, c’est vrai ?
Kaminski se recule sur sa chaise et tire calmement son paquet de cigarettes de sa poche. Il m’en tend une. J’attends son diagnostic avec inquiétude.
— Pas mal du tout, me dit-il en souriant.
Je suis rudement soulagé.
— Vraiment pas mal : vous ne quittez pas votre ligne, vous restez concentré sur ce qui fait de l’effet, vous procédez par questions courtes, incisives, bien choisies. Non, je vous assure, pour un amateur, c’est pas mal du tout.
Il se lève et va jusqu’à la caméra, qu’il arrête. Je ne savais pas qu’elle tournait.
— On garde ça pour demain, on retravaillera la séquence quand on parlera des interrogatoires.
Nous avons bien travaillé.
Il quitte la maison vers 19 heures.
Et puis vient le soir.
Je suis seul dans l’appartement.
Avant de partir, Kaminski m’a proposé de remettre les meubles en place. J’ai répondu que ce n’était pas nécessaire, je sais déjà que Nicole ne rentrera pas. J’ai raclé les fonds de tiroir et je suis allé m’acheter une bouteille d’Islay et un paquet de cigarettes. Je suis au second whisky quand Lucie arrive pour prendre les affaires de sa mère. J’ai ouvert les fenêtres en grand parce qu’il fait doux et que la fumée de la première cigarette m’entête. Quand elle entre, je dois avoir l’air totalement à la dérive, ce qui n’est pas vrai. Mais les apparences sont là. Elle ne fait aucun commentaire. Elle dit seulement :
— Je ne peux pas rester, il faut que je m’occupe de maman. On peut déjeuner demain ?
— Le midi, je ne peux pas. Demain soir ?
Lucie fait signe que oui. Elle m’embrasse avec beaucoup de gentillesse. C’est très douloureux.
Mais j’ai encore pas mal de travail.
J’allume une deuxième cigarette, je saisis mes fiches et je commence à réviser en marchant dans le grand salon désert : « Capital : 4,7 millions d’euros. Répartition : Exxyal Group : 8 %, Total : 11,5 %… »
Dans la soirée, Mathilde laisse deux messages courts, violents.
À un moment, elle dit : « Tu es le contraire de ce que j’attends de mon père. »
Ça me brise le cœur.
Olenka Zbikowski
BLC–Consulting
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Fin de stage
Comme vous le savez, mon second stage s’achève le 30 mai prochain. D’une durée de six mois, il fait suite à une première période de stage de quatre mois.
Vous trouverez, en annexe à la présente note, un rapport complet sur mes activités au sein de BLC–Consulting depuis que vous avez bien voulu m’accorder votre confiance. Je vous remercie à cette occasion très vivement pour les missions que vous m’avez confiées au cours de ces dix mois et qui dépassent largement, pour certaines, le cadre des responsabilités que l’on attribue ordinairement à une stagiaire.
Près de dix mois d’activité non rémunérée où ma disponibilité a été totale et ma fidélité sans faille correspondent à une période d’essai d’un volume suffisant pour espérer de votre part une décision d’embauche définitive.
Je vous renouvelle à cette occasion mon attachement aux activités du cabinet et mon désir très vif de poursuivre ma collaboration à vos côtés.
Bien à vous,
Olenka Zbikowski
Charles m’a dit : « J’habite au numéro 47 », ce qui veut dire que sa voiture est garée en face du 47.
Le numéro 47 est le seul numéro de la rue avec le 45, distant de trois cents mètres. Entre les deux numéros, l’immense mur en meulière d’une usine désaffectée qui est la seule attraction du quartier. De l’autre côté de la rue, les palissades et les échafaudages d’immeubles en construction. La rue est toute droite, sinistre, les réverbères s’y succèdent tous les trente ou quarante mètres.
Charles m’accueille avec son petit geste d’Indien de la main gauche.
— Avant, me dit-il, j’étais là-bas, juste en dessous du réverbère. Pour dormir, bonjour ! J’ai dû attendre qu’une place se libère dans une zone ombragée.
Ça lui a fait drôle à Charles, quand je l’ai appelé.
— Cet apéro, ça tient toujours ?
Malgré sa charge de la journée, il a exprimé une joie sincère :
— C’est vrai ? Tu veux passer à la maison ?
Donc nous voilà, presque 23 heures, devant chez lui, une Renault 25 rouge vif.
— 1985, dit fièrement Charles en posant la main sur le toit. V6 Turbo, six cylindres en V, 2 458 cm 3!
Le fait qu’elle ne roule plus depuis plus de dix ans ne l’ébranle nullement. La voiture est montée sur cales pour éviter que les pneus s’abîment. On dirait qu’elle flotte quelques centimètres au-dessus du sol.
— J’ai un pote qui passe tous les deux mois pour me regonfler.
— C’est bien.
L’étonnant, ce sont les pare-chocs. Devant et derrière. Des grosses tubulures chromées absolument démesurées, qui culminent à un mètre vingt du sol, le genre à équiper des camions américains. Charles voit mon étonnement.
— C’est les voisins de devant et de derrière. Ceux d’avant. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux d’une virée, ils cabossaient ma bagnole. Alors, un jour, la colère m’a pris. Et voilà.
Voilà, en effet. Et c’est quelque chose.
— Plus loin, là-haut (il désigne l’extrémité de la rue), il y avait aussi une Renault 25. Une GTX de 84 ! Mais le mec a déménagé.
Il a dit ça avec le regret d’une amitié perdue.
Une bonne partie de la rue est occupée par des vans déglingués, des voitures sur cales dans lesquels vivent des travailleurs immigrés, des familles. Le facteur dépose le courrier sous les essuie-glaces, comme des amendes.
— Il y a une bonne ambiance, dans le quartier, faut pas se plaindre, me dit Charles.
On entre, on prend l’apéro. Très organisé, l’appartement de Charles, très astucieux.
— Bah il faut ! répond-il quand je lui en fais la remarque. Comme c’est pas grand, il faut que ce soit…
— Fonctionnel…
— C’est ça ! Fonctionnel !
Avec Charles, mon meilleur atout, c’est la linguistique.
Entre les sièges, Charles pose un plateau qui sert de desserte pour la bouteille et les cacahuètes. Comme il fait doux, j’ai baissé la vitre, le vent de la nuit me caresse la nuque. J’ai apporté un whisky potable, ni arrogant ni minable. Et quelques paquets de chips et de biscuits salés.
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