Dès que Mathilde m’en a laissé la possibilité, j’ai essayé de lui expliquer la chance inouïe que j’avais (un job auquel j’avais des chances réelles d’accéder), mais dès le premier mot, elle s’est remise à vociférer. Elle hurlait et tapait du poing sur la table. Je me suis demandé si elle n’allait pas recasser la vaisselle qu’on venait d’acheter. Nicole ne disait rien. Blottie dans un coin de la pièce, elle me regardait en pleurant silencieusement, comme si j’offrais le spectacle le plus pathétique auquel elle ait jamais assisté.
Finalement, j’ai renoncé à m’expliquer. Je suis rentré dans mon bureau, mais ça n’a pas suffi. Mathilde a ouvert la porte à la volée, elle m’a insulté de nouveau, rien ne la calmait. Même Nicole tentait maintenant de la raisonner, de lui expliquer que les cris et les hurlements ne changeraient rien, qu’il fallait avoir une attitude plus constructive, voir ce qu’on pouvait faire concrètement. La colère de Mathilde s’est retournée contre sa mère.
— « Ce qu’on peut faire », c’est quoi ? Tu peux me rembourser ce qu’il m’a pris ?
Puis elle s’est tournée vers moi :
— Tu as vraiment intérêt à me rembourser, papa ! T’as vraiment intérêt à me rendre cet argent avant l’achat de l’appartement parce que…
Et là, elle s’est arrêtée net.
Toute à sa furie, elle n’avait pas encore compris ça : elle ne pourra rien y faire. Si je ne la rembourse pas, sa vente tombera, elle perdra une grande partie de ce qu’elle aura versé. Il n’y a rien à faire. Elle s’est étranglée. J’ai dit :
— Je t’ai donné ma parole, poussin. Je vais te rembourser intégralement avant la date. Est-ce que je t’ai déjà menti ?
C’était un coup bas de ma part, mais comment faire ?
Quand Mathilde a été partie, l’appartement est resté un long moment dans un silence bruissant. J’ai entendu Nicole passer d’une pièce à l’autre, puis elle est enfin venue me retrouver. Sa colère avait cédé la place à l’accablement. Elle avait séché ses larmes.
— C’était pour quoi, cet argent ? a-t-elle demandé.
— Pour mettre toutes les chances de notre côté.
Elle a fait un signe agacé d’incompréhension. Depuis plusieurs nuits déjà, depuis qu’elle dort dans la chambre d’amis, je me demandais ce que j’aurais le courage de lui dire le jour où elle me poserait la question. J’avais échafaudé pas mal d’hypothèses. Parmi toutes ces solutions, c’est Nicole qui, sans le savoir, a choisi.
— Tu as dit à Mathilde que c’était pour… un pot-de-vin ?
J’ai dit « oui ».
— Mais à qui ?
— Au cabinet de recrutement.
Nicole a changé de visage. J’ai cru y apercevoir un éclair de luminosité. J’ai foncé. Je sais bien que je n’aurais pas dû aller jusque-là, mais moi aussi j’avais besoin de soulagement.
— C’est BLC–Consulting qui est chargé de recruter. C’est lui qui va choisir. J’ai payé pour ça. J’ai acheté le job.
Nicole s’est assise sur la chaise de mon bureau. L’écran de l’ordinateur s’est réveillé et il a affiché la page internet du site d’Exxyal, avec ses puits de forage, ses hélicoptères, ses raffineries…
— Alors… c’est sûr ?
J’aurais donné les années que j’ai encore à vivre pour n’avoir pas à répondre à ça, mais aucun dieu n’est venu à mon secours. Je suis resté seul face à l’immense espoir de Nicole, à ses yeux grands ouverts. Les mots n’ont pas pu sortir de ma bouche. Je me suis contenté de sourire et d’écarter les mains pour simuler l’évidence. Nicole a souri. Ça lui a semblé totalement merveilleux. Elle a recommencé à pleurer et elle souriait en même temps. Elle continuait néanmoins de chercher la faille.
— Ils ont peut-être demandé la même chose aux autres candidats ? a-t-elle dit.
— Ce serait idiot. Il n’y a qu’un seul poste à pourvoir ! Pourquoi le proposer aussi aux autres si c’est pour les rembourser après ?
— C’est dingue ! Je n’en reviens pas qu’on t’ait proposé ça.
— C’est moi qui ai proposé. Il y avait trois candidats dont le profil correspondait. Nous étions à égalité. Il fallait faire la différence.
Nicole était abasourdie. Je me sentais un peu soulagé, mais ce soulagement avait un goût drôlement amer : plus je présentais cette version à Nicole comme infaillible, plus les incertitudes de mon plan m’apparaissaient menaçantes. J’étais en train de balancer par-dessus bord mes ultimes chances d’être jamais compris, même si je ne gagnais pas.
— Et comment tu vas rembourser Mathilde si rapidement ?
Tout le monde connaît ça, le premier mensonge en entraîne un autre. Dans le management, on apprend à mentir le moins possible, à rester au plus près de la vérité. Ça n’est pas toujours possible. Là, il a fallu passer à la surenchère.
— J’ai négocié à 20 000 euros. Mais pour 25 000, ils se font fort de convaincre leur client de m’accorder une avance sur salaire.
Je me suis demandé jusqu’où j’allais aller comme ça.
— Ils vont te faire une avance pendant la période d’essai ?
Dans toute négociation, il y a un point nodal. Ça passe ou ça casse. J’y étais. J’ai dit :
— Vingt-cinq mille euros, ça fait juste les trois mois de salaire.
Un voile de scepticisme continuait de planer entre nous, mais je sentais que j’étais en passe de la convaincre. Et je sais pourquoi. À cause de l’espoir, du nécessaire espoir, cette vacherie.
— Pourquoi tu n’as pas expliqué ça à Mathilde ?
— Parce que Mathilde n’écoute que sa colère.
Je me suis approché de Nicole et je l’ai prise dans mes bras.
— Alors, a-t-elle demandé, cette prise d’otages, ça veut dire quoi ?
Il ne restait plus qu’à dédramatiser cette affaire. Je me sentais bien, comme si je m’étais mis à croire à mon propre mensonge.
— C’est un prétexte, mon cœur, rien d’autre ! En fait, ça ne sert à rien, puisque les jeux sont faits ! On va faire entrer deux mecs avec un fusil en plastique qui vont leur faire peur pendant quelques minutes et voilà tout. C’est un jeu de rôle qui va durer un quart d’heure, histoire de voir si les gens ne perdent pas totalement leur sang-froid, et le client sera content. Tout le monde sera content.
Nicole est restée pensive un instant, puis :
— Tu n’as plus rien à faire, alors ? Tu as payé et tu as le job ?
J’ai répondu :
— C’est ça. J’ai payé. On n’a plus qu’à attendre.
Si Nicole me posait encore une question, une seule, j’allais fondre en larmes à mon tour. Mais elle n’avait plus de question, elle était rassurée. J’ai été tenté de lui faire remarquer qu’elle trouvait cette prise d’otages plus acceptable maintenant qu’elle était certaine que j’allais être embauché, mais j’avais déjà eu de la chance et pour tout dire, de mensonge en tricherie, j’étais épuisé par moi-même.
— Je sais que tu es un homme très courageux, Alain, a-t-elle dit. Je sais à quel point tu te démènes pour te sortir de là. Je sais bien que tu fais des petits jobs dont tu ne me parles jamais parce que tu as peur que j’aie honte de toi.
Je suis sidéré qu’elle sache ça aussi.
— Je suis toujours très admirative de ton énergie et de ta volonté, mais il faut laisser nos filles en dehors de ça, c’est à nous de surmonter ça, pas à elles.
Sur le principe, je suis d’accord, mais quand il n’y a qu’elles qui ont la solution, on fait quoi ? On fait semblant de ne pas le voir ? La solidarité ne joue que dans un seul sens ? Évidemment je ne dis rien de tout ça.
— Cette histoire d’argent, l’achat de ton job, il faut expliquer tout ça à Mathilde, a poursuivi Nicole. La rassurer. Je t’assure, il faut l’appeler.
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