— C’est un historien. Il ne s’occupe que du Moyen Âge.
— Sans blague ?
— Sans blague.
— Je ne voyais pas les historiens du Moyen Âge comme ça.
— Lui non plus, je le crains. Il a deux bouts qui n’arrivent pas à se rejoindre.
— Ah, oui ? Et qu’est-ce qu’il fait au milieu ?
— Il s’affole, il étincelle ou bien il rigole.
— Ah oui ? C’est fatigant, dites-moi. À vous l’honneur, Kehlweiler, tirez.
Louis pointa, tira, et entra la boule 6. D’une oreille, il écoutait ce qui se passait au bar.
— Finalement, disait Guillaume, pourquoi on s’emmerde ? On sait pas qui a tué Marie ? Il n’y a qu’à demander la réponse à la machine, pas vrai, l’ingénieur ?
— Et tu sais ce qu’elle va te répondre ? dit un type de l’autre bout de la salle.
— Vous entendez ? dit Sevran en riant. C’est ma machine, une énorme machine cinglée que j’ai construite près du camping, vous l’avez vue ? Elle distribue des petits messages. Je n’aurais jamais pensé qu’ils l’adopteraient. J’espérais un petit scandale local, mais après quelques mois de méfiance, ils se sont mis à l’idolâtrer. C’est que ma machine a réponse à tout… On vient de loin pour la consulter ; pire qu’une déesse, en fait. Si le tour de manivelle était payant, on serait devenus riches à Port-Nicolas, sans blague !
— Oui, dit Louis en surveillant les coups de Sevran, qui jouait fort bien lui aussi. Marc m’en a parlé. Il lui a déjà posé je ne sais combien de questions.
— À vous. Il n’empêche que la machine a failli faire des dégâts. Un soir, dit-il en baissant la voix, un gars lui a demandé si sa femme le trompait, et cette grosse imbécile de ferraille a trouvé amusant de répondre oui. Le gars a pris cela comme vérité divine, il a failli bousiller le rival.
— Et la machine avait dit vrai ?
— Même pas ! dit Sevran en riant. L’épouse a souffert le martyre pour faire ravaler sa calomnie à la machine ! Un vrai drame… Et ça n’a pas été le seul. Il y en a qui sont devenus de vrais maniaques. Au premier petit dilemme, allez, un coup de manivelle… Elle m’a dépassé, ma machine, sans blague.
— Vous vouliez quoi, au juste ?
— Construire, mécaniser l’inutile. Je voulais faire un monument à la gloire de la mécanique ! Et pour célébrer la beauté de la mécanique, je voulais que la machine ne serve à rien, son seul intérêt étant de marcher, de fonctionner, et qu’on puisse dire en la contemplant : « Ça marche ! » Gloire au fonctionnement, et gloire au dérisoire et à l’inutile ! Gloire au levier qui pousse, à la roue qui tourne, au piston qui pistonne, au rouleau qui roule ! Et pour quoi faire ? Pour pousser, pour tourner, pour pistonner, pour rouler !
— Et finalement, la machine inutile s’est mise à servir, n’est-ce pas ?
Louis, distrait par le discours de l’ingénieur, se détendait et entrait boule sur boule. Sevran, appuyé à la queue de billard, s’amusait, oubliait le chien mort.
— Exactement ! Une usine à questions insatisfaites ! Je vous assure qu’on vient de deux cents kilomètres à la ronde pour la consulter ! Pas pour la voir, Kehlweiler, pour la consulter !
Louis emporta la première partie et Sevran demanda une revanche et un petit blanc. Depuis le bar, on se rassemblait peu à peu autour du tapis de billard pour surveiller la progression du jeu. On allait et venait, on commentait, on demandait aussi à l’ingénieur qu’est-ce qu’elle allait répondre, la machine. Il pleuvait toujours autant dehors. Vers cinq heures, il ne restait plus à Louis que la boule 7 à faire entrer.
— Elle lui résiste, la 7, dit une voix.
— La dernière, toujours, dit un autre. C’est salaud, le billard américain. Au début, il y a des boules partout, faut vraiment jouer comme un bœuf pour pas en rentrer une. Et puis après, ça se corse, et on s’aperçoit qu’on est plus con qu’on croyait. Tandis qu’avec le billard français, on sait tout de suite qu’on est con.
— C’est plus dur mais c’est plus franc, le billard français, dit une autre voix.
Louis souriait. Il rata la 7 pour la troisième fois.
— Qu’est-ce que je te dis qu’elle veut pas y aller, la 7 ? répéta la voix.
Sevran pointa et rentra la 7 par une double bande.
— Bien joué, dit Kehlweiler. Il est presque cinq heures. Vous avez le temps pour la belle ?
Lina avait pris place près du billard, sur le banc des spectateurs. Sevran lui jeta un rapide regard.
— Je vais rejoindre Lina, je passe à qui veut.
Sevran s’assit près de Lina, un bras sur son épaule, sous l’œil attentif de Marc qui regardait toujours comment faisaient les autres avec les femmes. Il lui semblait que lui n’aurait pas mis son bras ici, mais là. C’était plus doux. Darnas, lui, ne tenait pas Pauline. Pauline tenait toute seule, semble-t-il. Louis entama la partie avec le patron de La Belle de Nuit , Lefloch. Là, c’était plus facile, le large type se défendait bien, mais mieux contre le vent d’ouest que contre un tapis vert. Antoinette lui rappela de faire attention au tapis et de ne pas poser les verres sur le rebord, merde.
— Voilà les flics, dit soudain Marc.
— Continuez, dit Louis au pêcheur, sans lever la tête.
— C’est vous qu’ils veulent ? demanda Lefloch.
— Il paraît, dit Louis, penché sur le tapis, un œil à moitié clos.
— Aussi, fallait pas que vous la rameniez. Il y a du vrai dans ce qu’a dit René tout à l’heure. Qui sème le vent récolte la tempête, mon gars.
— Si c’est vrai, l’année sera bonne.
— Peut-être bien, mais Port-Nicolas, c’est pas vos oignons quand même.
— Vous allez bien en mer d’Irlande, vous, Lefloch.
— C’est pas la même chose, c’est pour la pêche au gros, j’ai pas le choix.
— Eh bien, moi, c’est pareil, c’est pour la pêche au gros. On fait le même boulot, j’ai pas le choix, je suis le poisson.
— C’est sûr, ça ?
— S’il te le dit, intervint Sevran.
— Alors bon, admit Lefloch, tout en se grattant une joue avec la queue de billard. Alors, si c’est pareil, d’accord, c’est autre chose, je dis plus rien. À vous de jouer.
Le lieutenant Guerrec était entré dans la salle de jeux et regardait sans impatience visible la partie qui se déroulait. Lefloch avait le côté du visage bleu, là où il s’était gratté, et Louis, depuis une heure et demie qu’il jouait, avait les cheveux qui retombaient en mèches sombres sur le front, la chemise à moitié sortie du pantalon, les manches relevées jusqu’aux coudes. Assis, debout, verres de muscadet en main, cigarette aux lèvres, une douzaine d’hommes et de femmes s’étaient immobilisés autour du billard, délaissant la partie pour inspecter les flics de Quimper. Guerrec était très petit, avec une tête maigre et des traits difficiles, un regard voilé, des cheveux vaguement blonds, courts, rares. Louis posa la queue de billard en travers du tapis et lui serra la main.
— Louis Kehlweiler, heureux de vous connaître. Vous permettez que j’achève ? C’est que j’en ai déjà perdu une.
— Faites, dit Guerrec sans sourire.
— Pardonnez-moi, mais j’avais un ancêtre très joueur. J’ai ça dans le sang.
C’est bon, pensa Louis, le type est malin, il n’use pas de son autorité de plein fouet. Il attend, il contourne, il ne se laisse pas irriter pour des broutilles.
Louis battit Lefloch dix minutes plus tard, promit une revanche, enfila son pull, sa veste et suivit le flic. Cette fois-ci, Guerrec l’emmena à la mairie. Louis s’aperçut qu’il quittait à regret les salles enfumées de vapeur, de sueur et de tabac du Café de la Halle. Ce lieu était entré en lui, et dans l’immense cohorte des cafés qui structuraient sa mémoire et sa vie intérieure, le Café de la Halle avait inexplicablement pris place aux premiers rangs de son affection.
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