— À quelle heure est venue la marée montante ce jeudi-là ?
— Vers une heure du matin.
Cette fois, Chevalier sursauta. Pas un vrai sursaut mais un tressaillement pour poser le verre à cognac sur la table basse.
— Et voilà, dit Louis en écartant les bras. Marie n’a pas été déchaussée par la marée le jeudi soir car la mer descendait et n’est revenue vers elle que sept heures plus tard. Or le pit-bull a recraché son os à Paris avant une heure du matin.
— Je ne comprends plus. Le chien aurait-il tiré sur la botte ? Ça n’a pas de sens.
— Par acquit de conscience, j’ai demandé à voir la bottine, qu’ils avaient encore à Fouesnant. On a eu de la chance, c’est la bottine gauche.
— De quel droit vous l’ont-ils montrée ? dit Chevalier, indigné. Depuis quand les gendarmes déballent-ils leur matériel devant les civils à la retraite ?
— Je connais un ami du capitaine de Fouesnant.
— Félicitations.
— J’ai seulement examiné la bottine, et au microscope encore. Elle ne porte pas de trace de croc, pas même de léger mordillage. Le chien ne l’a pas touchée. Marie était déjà déchaussée quand le pit-bull est arrivé avant six heures.
— Ça peut s’expliquer… Voyons… Elle ôte sa botte, pour retirer un caillou par exemple, et… en déséquilibre, elle tombe et elle se fracasse la tête.
— Je ne crois pas. Marie était une vieille femme. Elle se serait assise sur un rocher pour ôter sa botte. On ne fait pas d’équilibre sur un pied à son âge… Elle était agile, allante ?
— Plutôt non… Très précautionneuse, fragile.
— Donc ce n’est pas la marée, ce n’est pas Marie, ce n’est pas le pit-bull.
— Quoi alors ?
— Qui, voulez-vous dire ?
— Qui ?
— Chevalier, quelqu’un a tué Marie et c’est de cela qu’il va falloir vous occuper.
— Comment voyez-vous la chose ? dit doucement le maire après un silence.
— J’ai été voir les lieux. Vers cinq ou six heures du soir, le jour baisse, mais il ne fait pas nuit noire encore. S’il faut tuer Marie, la grève, même déserte en cette saison, n’est pas l’endroit le mieux approprié, trop à découvert. Imaginez qu’on la tue dans le bois de pins en arrière de la grève, ou dans la cabane Vauban qui la surplombe, d’un coup de pierre sur le front, pour la descendre ensuite par le sentier abrupt qui conduit jusqu’aux rochers ? L’assassin charge la vieille Marie sur son épaule, elle n’était pas lourde.
— Une plume… Continuez.
— Sur son épaule, jusqu’à la grève où il la dépose face contre les rochers. Dans la descente, n’y a-t-il pas toutes les chances que l’une des bottines, trop lâche, ne tombe au sol ?
— Si.
— L’assassin, en disposant le corps, s’aperçoit de la perte de la botte. Il lui faut absolument la retrouver pour permettre de conclure à l’accident. Il ne pouvait imaginer que la mer la déchausserait à nouveau. Il remonte le sentier, jusqu’à la cabane ou jusqu’au bois, cherche dans l’obscurité qui tombe. C’est bourré d’ajoncs et de genêts, et plus en arrière, de pins. Admettons au mieux qu’il, ou elle, mette quatre minutes pour monter le sentier, quatre minutes pour retrouver la botte, qui est noire, et trois minutes pour redescendre. Cela laisse onze minutes pendant lesquelles le chien de Sevran, errant sur la grève, a largement le temps de croquer un pouce. Vous connaissez ses crocs, une saloperie d’arme, très puissante. Dans le soir tombant, agissant vite, l’assassin rechausse la morte sans s’apercevoir de l’amputation. Remettez-nous un cognac.
Chevalier obéit, muet.
— Si on avait retrouvé Marie tout de suite, et donc bottée, on aurait noté l’amputation aussitôt en la déchaussant à l’enquête, et l’assassinat aurait été patent. Une morte ne s’occupe pas de remettre sa botte après qu’on lui a mangé le pied…
— Continuez.
— Mais la marée, chance pour l’assassin, ôte les bottes de Marie, dépose l’une sur les caillasses, emporte l’autre vers l’Amérique. On la retrouve donc pieds nus, amputée, mais les goélands sont là, tout désignés pour expliquer la chose, plutôt mal que bien. Seulement voilà…
— Seulement le chien de Sevran était passé par là et… il a éjecté l’os à Paris le soir même avant la marée montante.
— Je n’aurais pas mieux dit.
— Rien à faire alors, on l’a donc tuée… On a tué Marie… Sevran a pourtant emmené son chien avec lui, vers six heures, comme d’habitude…
— Le chien a eu le temps de trouver Marie avant six heures. Il faudra demander à Sevran si le chien avait fugué avant le départ.
— Oui… évidemment.
— Il n’y a plus le choix, Chevalier. Il faudra prévenir Quimper dès demain. C’est un meurtre, et prémédité, soit qu’on ait suivi Marie jusqu’à la grève, soit qu’on l’ait entraînée là-bas pour accréditer l’accident.
— Alors, Sevran ? L’ingénieur ? C’est impossible. C’est un type charmant, talentueux, très cordial, Marie était avec eux depuis des années.
— Je n’ai pas dit Sevran. Son chien est libre. Sevran et le pit-bull, ça fait deux. Tout le monde connaissait le coin de pêche de Marie, vous l’avez dit.
Chevalier hocha la tête, frotta ses gros yeux.
— Allons dormir, dit Louis. On ne peut rien faire ce soir. Il faudra avertir vos administrés. Si l’un d’eux a quelque chose à dire, qu’il le fasse discrètement. Un meurtrier, ça peut frapper encore.
— Un meurtrier… il ne manquait plus que ça. Sans compter que j’ai un cambriolage sur les bras.
— Ah, tiens ? dit Louis.
— Oui, la cave de l’ingénieur, justement, là où il entrepose ses machines. La porte a été défoncée cette nuit. Vous savez peut-être que c’est un expert, on vient le consulter de loin et ses machines valent cher.
— De la casse ?
— Non, curieusement. Simple visite, semble-t-il. Mais c’est tout de même fâcheux.
— Très.
Louis ne sentait pas l’urgence de s’étendre sur le sujet et quitta le maire. En marchant dans les rues noires, il sentit l’effet du cognac. Il ne pouvait pas s’appuyer ferme sur sa jambe gauche pour faire obtempérer la droite. Il s’arrêta sous un arbre, secoué par le vent d’ouest qui se levait soudainement. Parfois, ce genou coincé le décourageait. Il avait toujours pensé que Pauline était partie parce que sa jambe était foutue. Elle s’était décidée six mois après l’accident. En quelques secondes, Louis revit ce sauvage incendie d’Antibes où la mécanique de son genou était partie en miettes. Il avait coincé les types, après une traque de presque deux ans, mais il avait coincé son genou avec. Marthe, pour l’encourager, lui disait que c’était élégant de boiter, comme de porter monocle, et qu’il pouvait être content de ressembler à Talleyrand, puisque c’était son ancêtre. Ce détail de la boiterie de Talleyrand était l’unique chose que connût Marthe sur cet homme. Mais lui savait bien que boiter n’avait rien de séduisant. Il eut la vague envie de s’attendrir sur son genou. C’est à ça qu’on remarque qu’un cognac est bon et qu’on en a trop bu. Le monde était à feu et à sang, il avait retrouvé la femme qui collait au bout du tragique débris de la grille d’arbre, il avait eu raison, on l’avait tuée, on avait tué une vieille femme, un bout de femme de rien avec un rocher sauvage, il y avait un assassin dans Port-Nicolas, le chien avait trahi le tueur au banc 102, pour cette fois il allait pardonner au chien, ça suffisait comme ça avec son genou, il allait dormir, il n’allait pas passer la nuit à pleurer sur sa boiterie, Talleyrand ne l’avait pas fait, encore que si, à sa manière. Si on lui avait dit qu’il avait bu trop de cognac, il n’aurait pas discuté, c’était la vérité. Il serait plombé demain pour accueillir les flics de Quimper à l’ouverture de l’enquête. Il aurait fallu savoir si Chevalier avait eu ou non connaissance du deuxième rapport, mais entrer par effraction dans la mairie pour aller examiner l’enveloppe semblait peu concevable. La mairie ne devait pas s’ouvrir comme une boîte à sardines ou la cave de Sevran. Il se remit en marche, tirant son genou, et passa sur la place noire, où le vent d’ouest fonçait autant qu’il le pouvait. La mairie était un petit bâtiment bien fermé. Et pourtant… Louis leva la tête. Là-haut, au premier étage, une petite fenêtre était restée ouverte, son cadre blanc se détachait sur le ciel de nuit.
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