Fred Vargas - Sans feu ni lieu

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Pourquoi Louis Kehlweiler dit l’Allemand, Marc, Lucien et Mathias — retranchés dans leur baraque pourrie de la rue Chasle à Paris —, s’intéressent-ils à un simplet à tête d’imbécile pas franchement sympathique, dont la culpabilité ne fait de doute pour personne, pas même pour eux ? Pourquoi tiennent-ils à sauver ce Clément Vauquer, un détraqué recherché par toutes les polices de Nevers et de Paris pour les assassinats effroyables d’au moins deux jeunes femmes ?
Avec un humour et une légèreté virtuoses, Fred Vargas fait rebondir les situations, réinvente la manière de parler de ses personnages, cisèle leur portrait, et fait pouffer de rire le lecteur qui n’en peut mais… « Un coupable idéal doucement timbré, quatre justiciers branquignols et des osselets.
, comme les quatre précédents romans policiers de Fred Vargas, mise sur le décalage et l'absurde. »
F.-M. Santucci, Libération

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— Ça fait une différence ?

— Il paraîtrait que oui. Je n’en sais pas plus, parole d’homme. Alors, qu’est-ce que tu paries, l’Allemand ?

— L’ânesse et le cheval.

— La jument et l’âne. Le premier qui a des preuves appelle l’autre.

Les deux hommes se firent un dernier signe et Louis regagna sa voiture.

Installé au volant, il sortit le carton de sa poche et ajouta au nom de Jacques Pouchet, capitaine à Nevers : Un homme bien, mieux que bien — Jugé un peu hâtivement la première fois — Livré dossier sur viol collectif Nicole Verdot — Me couvre — Deuxième pari en cours sur filiation du mulet (j’ai parié ânesse/cheval) — Le gagnant paie une bière .

Puis il sortit un chiffon à vitres de la boîte à gants, l’humidifia largement avec l’eau du caniveau, posa Bufo sur le siège avant et le recouvrit du tissu mouillé. Comme ça, l’amphibien lui foutrait la paix.

— Tu vois, Bufo, dit-il à son crapaud en mettant le contact, il y a deux types dans la nature qui n’ont rien de pacifique. Ce n’est pas eux qui penseraient à te mettre un chiffon sur la tête.

Louis braqua lentement et dégagea la voiture.

— Et moi, mon vieux, ajouta-t-il, j’ai l’intention de les retrouver, ces deux types.

19

Louis dormit tard et se réveilla en sueur. La chaleur avait monté d’un cran. Pendant que son café passait, il téléphona au bistrot de la rue Chasle, qui s’appelait, curieusement, L’Âne rouge . Cela rappela à Louis le pari qu’il avait engagé la veille avec Jacques Pouchet, et il se demanda comment percer cet épais mystère de la fabrication du mulet, dont, par ailleurs, il se moquait complètement. Mais ce pari n’était pas comme les autres, il était à double fond. Sous le pari, le pacte, et le silence de Pouchet était primordial. Que Loisel apprenne que Louis était averti de l’identité de l’homme du portrait-robot, et Clément Vauquer était carbonisé sur l’heure.

La patronne de L’Âne rouge lui demanda de patienter pendant qu’elle allait chercher Vandoosler le Vieux. L’ex-flic passait des heures à jouer aux cartes dans l’arrière-salle du café, avec quelques types du quartier et, depuis quelques mois, avec une femme pour laquelle il avait, semble-t-il, une faiblesse. À tout hasard et sans y croire, Louis ouvrit son dictionnaire à la notice mulet et découvrit avec stupeur qu’il s’agissait de l’hybride mâle d’un âne et d’une jument . Pour les ignares, il était précisé entre parenthèses que l’hybride de cheval et d’ânesse se nommait un bardot . De surprise, Louis déposa machinalement le téléphone sur la table. Ça lui faisait un drôle d’effet de découvrir qu’il ignorait un fait qui semblait être une évidence pour la terre entière. Sauf pour Pouchet, qui était donc aussi con que lui, ce qui ne le consola pas. Si on en était là, il allait peut-être découvrir d’autres gouffres, par exemple le sens réel du mot chaise , ou du mot bouteille , sur lequel il se trompait peut-être depuis cinquante ans sans s’en douter. Louis chercha le carton sur lequel il avait noté son pari. Il ne se souvenait plus de la combinaison qu’il avait choisie.

Ânesse/cheval, donc bardot. Merde. Il se versa une grande tasse de café et entendit brusquement une voix grésiller dans le téléphone.

— Excuse-moi, dit-il à Vandoosler le Vieux, j’avais un problème de reproduction… Réponds-moi par monosyllabes… Comment s’est passée la nuit ? Vauquer ?… Bien… bien… Et Marthe l’a vu ? Elle était contente aussi ? D’accord, je te remercie… Rien de plus dans les journaux ? Bien… Dis à Marc que toute l’histoire du viol est authentique… Oui… Pas maintenant… Je me mets en quête du directeur…

Louis raccrocha, rangea le dictionnaire, et appela le commissariat de Nevers. Pouchet n’était pas là et sa secrétaire prit l’appel. Dites-lui bien, demanda Louis, qu’on suppose toujours que j’ai raison, sauf pour le mulet, et que je lui dois une bière. La secrétaire fit répéter deux fois, prit note et raccrocha sans commentaires. Louis se doucha, installa Bufo dans la salle de bains, à cause de la chaleur, et descendit à la Poste. Il trouva l’adresse de Paul Merlin sans difficulté. On était samedi, il aurait peut-être la chance de le trouver chez lui. Louis leva les yeux vers la grande pendule. Midi dix. Il allait déranger Merlin en plein déjeuner de famille, c’était ridicule. Sa veste un peu fatiguée ne convenait pas non plus : Merlin habitait le 7 earrondissement, rue de l’Université. Il était clair que la vente de sa propriété neversoise avait dû lui rapporter quelques millions et que l’homme ne vivait pas dans un galetas. Mieux valait sans doute s’habiller en fonction, dans le cas où le directeur serait à cheval sur les convenances vestimentaires, ce qui n’est pas rare chez les éducateurs.

Louis attendit donc deux heures trente pour se présenter rue de l’Université, devant un petit hôtel particulier de deux étages, avec sa courette du XVIII esiècle. En chemise blanche, léger costume gris et cravate bronze, il s’examina une fois de plus dans la glace de la banque voisine. Il avait les cheveux un peu longs, et il les lissa sur les tempes et derrière les oreilles. Les oreilles étaient trop grandes, mais à cela, nul n’y pouvait rien.

Il sonna et eut Merlin lui-même à l’interphone. Il dut parlementer dans l’engin un certain temps, mais Louis était un homme persuasif et Merlin finit par accepter de le recevoir.

Il repliait des dossiers avec une certaine mauvaise humeur quand Louis entra.

— Je suis confus de vous déranger, dit Louis très aimablement, mais je ne pouvais pas me permettre d’attendre. Mon affaire est assez urgente.

— Et vous dites qu’il s’agit de mon ancien institut ? demanda l’homme en se levant pour venir serrer la main de son visiteur.

Louis constata, médusé, que Paul Merlin ressemblait étonnamment à son crapaud Bufo, ce qui lui rendit l’homme aussitôt sympathique. Mais à la différence de Bufo, Merlin portait des habits — conventionnels et soignés — et il ne se contentait pas d’un panier à crayons pour vivre. Le bureau était vaste et luxueusement aménagé, et Louis ne regretta pas son effort vestimentaire. En revanche, comme Bufo, l’homme était inélégamment bâti, voûté, et sa tête penchait vers l’avant. Comme Bufo, il avait la peau mate et grisâtre, les lèvres molles, les joues gonflées, les paupières pesantes, et surtout cette expression harassée typique des amphibiens, comme détachée des futilités de ce monde.

— Oui, enchaîna Louis. Le drame de la nuit du 9 mai, le viol de la jeune femme…

Merlin leva une patte pesante.

— Ce désastre, vous voulez dire… Vous savez qu’il a ruiné l’Institut ? Une maison qui existait depuis 1864…

— Je le sais. Le capitaine de police de Nevers me l’a appris.

— Avec qui travaillez-vous ? demanda Merlin en le regardant d’un œil lourd.

— Le Ministère, répondit Louis en lui tendant une de ses anciennes cartes de visite.

— Je vous écoute, dit Merlin.

Louis chercha ses mots. De la petite cour montait le bruit obsédant d’une ponceuse ou d’une scie sauteuse, et cela semblait également indisposer Merlin.

— À part le jeune Rousselet, deux autres hommes participaient au viol. Je les cherche. Et tout d’abord Jean Thévenin, l’ancien jardinier.

Merlin leva sa grosse tête.

— Le « Sécateur » ? dit-il. Malheureusement, on n’a jamais pu prouver qu’il était là…

— Malheureusement ?

— Je n’aimais pas cet homme.

— Clément Vauquer, l’aide-jardinier, était persuadé que le Sécateur était l’un des violeurs.

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