— Machination, dit Clément.
— Machination, répéta Louis en pensant que Clément apprenait plus vite que prévu. Et petit c, tu risques d’être condamné à la place de ce type. Ce type, c’est le type du téléphone à Nevers et c’est le type du téléphone à l’hôtel. Réfléchis. Est-ce que tu connaissais sa voix ?
Clément appuya sur son nez en baissant la tête. Louis mangeait.
— Non. Pas par-devers moi.
— C’était la voix d’un inconnu ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas reconnu moi-même mais quant à être inconnu, ce dont je ne sais pas.
— Bon. Laisse tomber. Petit c…
— Tu as déjà dit le petit c, souffla Marc. Tu vas l’embrouiller.
— Merde, dit Louis. Petit d, il est possible que ce type te connaisse et t’en veuille à mort.
Clément hésita, puis leva la main.
— Petit d, recommença Louis patiemment, il est possible que ce type fasse exprès de t’emmerder, parce qu’il te déteste.
— Oui, dit Clément, je comprends.
— Donc, petit e : qui te déteste ?
— Personne, répondit aussitôt Clément, le doigt sur le nez. J’y ai pensé aussi toute la nuit quant à moi.
— Ah ? Tu y as pensé ?
— J’ai pensé à la voix du téléphone et à savoir qui me faisait du mal.
— Et tu dis que personne ne t’en veut ?
Clément leva la main.
— Que personne ne te déteste ?
— Personne. Ou alors… sinon… il y aurait bien mon père.
Louis se leva et alla rincer son assiette à l’évier.
— Ton père ? Ce n’est pas idiot ce que tu dis. Il est où ton père ?
— Il est mort depuis des années.
— Bon, dit Louis en revenant s’asseoir. Et ta mère ?
— Elle est en Espagne à l’étranger.
— C’est ton père qui te l’a dit ?
— Oui. Elle nous a quittés quand j’étais pas encore né. Mais elle m’aime, le contraire de mon père. Elle est en Espagne. La voix du téléphone, c’est un homme.
— Oui, je sais, Clément.
Louis jeta un regard un peu découragé à Marc.
— On va discuter autrement, proposa Louis. Dis-moi où tu as vécu, après avoir quitté Marthe.
— Mon père m’a mis à Nevers, dans une école.
— Aucun ennui dans cette école ?
— Ben non, aucun ennui. J’y allais pas.
— Tu te souviens de son nom, à cette école ? demanda Louis en sortant un stylo.
— Oui, l’école de Nevers.
— D’accord, dit Louis en rangeant son stylo. C’est là que tu as appris la musique ?
— C’est après. J’ai eu mes seize ans personnels dont j’ai quitté l’école.
— Tu as été où ?
— Je suis allé faire jardinier dans l’Institut Merlin au long de cinq années.
— À Nevers ?
— Tout près de Nevers.
— L’Institut Merlin, tu dis ? C’est un institut de quoi ?
Clément leva les bras en signe d’ignorance.
— C’est pour des leçons, dit-il. C’est un institut de leçons pour des élèves, des grands élèves, adultes. Et autour, il y a un parc, quant auquel j’étais le deuxième jardinier.
— Et là, pas d’ennuis non plus ?
— Ben non, pas d’ennuis.
— Réfléchis bien. Les autres étaient comment avec toi ? Agréables ?
— Agréables.
— Jamais de bagarre ?
Clément secoua la tête longuement.
— Non, dit-il. Je déteste la bagarre personnelle. J’étais bien là-bas, très bien. Monsieur Henri m’a appris l’accordéon.
— Qui c’était ?
— Le professeur de…
Clément hésita, se pressa le nez.
— Économie, dit-il. Et j’allais aussi aux leçons quand c’était la pluie.
— Quelles leçons ?
— Les leçons de toutes. Il y en avait sans arrêter. J’entrais par la porte de derrière.
Clément regarda Louis attentivement.
— Je ne comprenais pas tous les mots, dit-il.
— Et là, aucun ennemi, rien ?
— Ben non, rien du tout.
— Et ensuite, après l’Institut Merlin ?
— Ce n’était plus pareil… J’ai demandé à tous les jardins de Nevers, mais ils avaient déjà leur jardinier. Alors j’ai fait de l’accordéon. C’est ce que je fais depuis mes années de vingt et un ans.
— Dans les rues ?
— Partout où les gens donnent. On me connaît personnellement à Nevers, je joue dans des cafés où on me loue des samedis. J’ai de l’argent pour ma chambre et pour tout quant à ce qu’un homme doit avoir pour vivre.
— Des bagarres ?
— Pas de bagarres. Je n’aime pas les bagarres, j’en ai jamais moi-même. Je vis tranquillement et l’accordéon aussi. C’est bien. Je préférais jardinier à Merlin.
— Mais pourquoi t’es parti, alors ?
— Ben à cause du viol de cette fille dans le parc.
Louis sursauta.
— Le viol d’une fille ? T’as violé une fille ?
— Ben non.
— Il y a eu une bagarre ?
— Ben non, même pas de bagarre. J’ai pris le tuyau d’eau froide et j’ai arrosé les gars comme on fait dont aux chiens qu’on veut les séparer. Ça les a séparés très bien. L’eau était gelée.
— Sur qui tu as fait ça ?
— Ben sur les gars dégueulasses qui violaient la femme et les autres qui la tenaient. J’ai fait ça avec le tuyau, le tuyau de jardinier. L’eau était gelée.
— Et… dis-moi… ils étaient contents, les gars ?
— Ben non ! L’eau était gelée, et ils avaient les cuisses nues, et les fesses aussi. Ça fait drôlement froid quand même, quant à la température sur la peau. Et puis ça les avait séparés de la femme. Il y en a un qui voulait me tuer. Deux même.
Il se fit un lourd silence que Louis laissa traîner en se passant longuement la main dans les cheveux. Un rai de soleil passait entre les volets et arrivait sur la table en bois. Louis le suivit avec le doigt. Marc le regarda. Ses lèvres étaient serrées, ses traits un peu tirés, mais le vert des yeux était net, clair. Marc savait, comme Louis, qu’on venait de toucher à la côte. Ce n’était peut-être que vase et brisants, mais au moins, c’était la côte. Même Clément semblait se rendre compte de quelque chose. Il les regarda tour à tour, et puis soudain, il bâilla.
— Tu n’es pas fatigué, au moins ? demanda Louis avec inquiétude, en sortant à nouveau son stylo et du papier.
— Ça va aller, répondit Clément avec gravité, comme s’il avait une marche forcée de vingt kilomètres à faire avant la nuit.
— Tiens bien le coup personnellement, dit Louis sur le même ton.
— Oui, dit Clément en redressant le dos.
Clément parla pendant plus d’une heure avec, parfois, une relative aisance. Cette histoire, il l’avait déjà racontée plusieurs fois aux flics à l’époque, et des blocs entiers de phrases déjà utilisées lui restaient en mémoire, ce qui lui facilitait la tâche. Parfois, le dialogue s’interrompait, comme une voiture qui cahote sur la route, soit que Louis ne comprît plus Clément, soit que Clément levât la main pour signaler à Louis qu’il avait lâché les pédales. La conversation se déroulait donc souvent à rebours, l’un ou l’autre reprenant avec une égale patience les points qui avaient sauté. La reconstitution de l’histoire fut laborieuse, mais Louis finit par en avoir une idée assez nette, malgré des blancs que Clément n’arrivait pas à remplir. Il manquait à Louis des choses aussi simples que des dates, des lieux, des noms.
Louis regardait ses notes.
Impossible ainsi de savoir s’il s’agissait du mois d’avril ou de juin, mais c’était de toute façon un mois tiède, juste avant que Clément ne fût licencié de l’Institut. C’était il y a donc neuf ans, au printemps. Clément, qui dormait fenêtre ouverte dans une chambre au-dessus du garage, avait entendu crier, assez loin dans le parc. Il avait couru vers les cris qui devenaient presque inaudibles et découvert trois hommes qui s’acharnaient sur une femme. Deux la maintenaient, et le troisième était couché dessus. La nuit était assez claire mais les trois types avaient la tête encagoulée. La femme, il l’avait reconnue, elle enseignait à l’Institut. Clément ne savait plus son nom. Il avait aussitôt pensé à l’eau et couru vers le point d’arrosage qui servait à cette partie du parc. Le temps qu’il dévide le tuyau et qu’il revienne en courant, il lui sembla que le type couché sur la femme n’était plus le même. Il avait ouvert le jet sur sa force maximale et « tiré » sur les types. L’eau était gelée, Clément l’avait bien précisé quinze fois. Et il avait aussi expliqué à Louis avec satisfaction que c’était un jet d’eau puissant conçu pour les pelouses du parc, extrêmement dru, qui faisait très mal quand on le recevait sur le corps à courte distance. L’effet sur les hommes à moitié nus avait été spectaculaire. Ils s’étaient détachés de la femme, qui avait aussitôt rampé dans un coin et s’y était roulée en boule, ils hurlaient et insultaient, essayant de remonter en hâte leurs pantalons trempés. Clément précisa à Louis que ce n’est pas commode du tout de remettre un pantalon serré et ruisselant. Clément arrosait avec rage. L’un des types s’était approché en furie pour lui casser la gueule, pour le tuer, il criait, mais Clément avait projeté directement le jet dans sa cagoule et le gars avait hurlé. Clément en avait profité pour tirer cette cagoule et le gars, tenant son froc à mi-cuisses, s’était enfui à la suite des deux autres sans cesser de se retourner et de l’insulter. Après, il avait fermé le jet d’eau et il avait été voir la femme qui gémissait par terre, « toute sale », avait dit Clément. Elle avait reçu des coups, elle saignait du front, et elle tremblait. Il avait ôté son tee-shirt et l’avait posé sur elle, pour la couvrir, et ensuite, il n’avait plus su quoi faire. C’est à ce moment-là seulement qu’il avait paniqué, ne sachant plus comment s’y prendre. Pour les trois salauds, pour le tuyau, pour l’eau, c’était facile. Mais avec la femme, il était désemparé. À cet instant, le directeur de l’Institut — Clément connaissait son nom, Merlin, c’était facile, comme l’Institut — était arrivé en courant. Sur le coup, en voyant Clément seul auprès de la femme brutalisée, il avait cru que Clément l’avait violée, ce que les flics pensèrent aussi un bon moment, vu que Clément était le seul témoin. En pataugeant dans l’herbe ramollie comme une éponge, le directeur avait soulevé la jeune femme, et demandé à Clément de l’aider à la transporter jusqu’à son pavillon. Sans bruit, ce n’était pas la peine que tous les étudiants accourent en meute. De là, ils avaient appelé les flics, et une ambulance pour la jeune femme qu’on avait emmenée à l’hôpital. Les flics avaient aussi emmené Clément, deux heures au moins avant de le relâcher. Il n’avait pas le droit de quitter la ville.
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