— Tu veux dire qu’il avait une marque révélatrice à la main ? dit Claude. Une blessure par exemple ?
— Claude, mon chéri, tu me fais honte. Cette veillée mortuaire t’a fatigué. Est-ce qu’une blessure peut être une marque révélatrice ? En aucun cas. Si tu croises tout à l’heure un type auquel il manque deux doigts, tu n’en sauras pas pour autant qui il est. Tu diras peut-être : « Tiens, ce type travaille dans une fabrique de saucisses, il a passé ses doigts dans la machine, c’est très triste. » Ou bien, si tu as vraiment un coup dans l’aile, tu diras : « Tiens, ce type s’est fait manger deux doigts. » Et tu n’iras pas plus loin. Et tu ne pourras pas en déduire l’identité du type. Et si ce type a une main jaune avec des carrés bleus, ce sera pareil.
— Vrai, dit Tibère. Et quelle sorte d’identité peut-on porter sur la main droite ?
— Il n’y a pas mille solutions, Tibère. Et dans le cas qui t’occupe, il n’y en a qu’une seule. C’est même pour ça que je l’ai trouvée, puisque je ne pense pas. Si tu me mets de l’huile dans le dos, je vous raconte cet événement mineur qui a eu lieu tout à l’heure chez Sainte-Conscience-Dévastée.
— Qu’est-ce que c’est que cette huile dégueulasse ?
— Quelque chose que je viens d’inventer, ne t’occupe pas. Étale. Notre ami l’évêque Lorenzo entretient un commerce scabreux avec Sainte-Conscience-de-la-Victoire-des-Appétits-du-Corps. En apprenant les circonstances de sa mort brutale, il se rappelle avec grand embarras les billets licencieux dont il se plaisait à l’entourer. Légitimement alarmé, Lorenzo chéri file chez elle avant que la police ne fasse main basse sur ces vétilles qui pourraient bien lui coûter sa nomination de cardinal. Il enfile un vieux costume civil qu’il conserve de son jeune temps, d’où l’aspect démodé noté à juste titre par le voisin débonnaire, il chausse les lunettes qu’il ne porte que pour déchiffrer de temps à autre les Saintes Écritures illisibles, et il brise les scellés en priant le Ciel de lui venir en aide. Il se trouve que ces derniers temps, le Ciel est d’humeur un peu rechigneuse, ce qui n’est pas de chance, et Lorenzo est interrompu par l’arrivée du voisin stupide et loyal. Il se débarrasse en deux mots du citoyen, mais celui-ci lui tend la main pour le saluer. Vous savez tous les deux comme moi que Lorenzo n’arrive plus à retirer l’améthyste qu’il porte à son annulaire droit. Avec le temps, l’anneau sacré s’est incrusté dans son doigt, et c’est bien pour cela que je n’ai jamais pu l’essayer. S’il tend sa main baguée, il est aussi certain de se faire identifier comme évêque que si sa crosse dépassait de sa poche. Le temps d’hésiter devant cette situation imprévue, et il tend la main gauche. Et il s’en va, sans qu’on sache ou non s’il a pu récupérer son bien. Mais il y a une chose de certaine, c’est qu’on va bien s’amuser si la police met la main dessus.
— Magnifique, murmura Tibère, simplement magnifique.
Il abandonna Néron avec son huile et réfléchit debout quelques minutes.
— Les relations de monseigneur et de Sainte-Conscience, tu les supposes seulement ?
— C’est la seule partie que j’invente. Je jurerais du reste.
— Tu es génial, Drusus Nero, dit Tibère en attrapant sa veste. À plus tard mes amis.
— Il est reparti ? Comme ça ? dit Claude.
— Il a été prendre un bain dans le lac, si tu veux mon avis, dit Néron. Ça peut durer. Il n’y a plus qu’à poursuivre ce ballet du crapaud apathique.
En arrivant à l’hôtel de Valence, Tibère tentait encore de nettoyer ses mains de la graisse indélébile et franchement puante qu’avait concoctée Néron. Découragé, il roula son mouchoir en boule dans sa poche et frappa à la porte de la chambre. Tibère dérangea Valence qui était allongé sur son lit, sans dormir et visiblement sans penser. Il était en costume et pieds nus, et Tibère trouva le contraste intéressant, pour l’avoir souvent exploré sur lui-même.
— Est-ce que tu as l’intention de venir t’installer sur le tapis pour me surveiller pendant que je me repose ? demanda Valence en se levant.
— Néron vient d’être lumineux à propos de Sainte-Victoire-des-Appétits-du-Corps. Je vous raconte ça et je m’en vais.
Valence retourna s’étendre sur le lit et écouta le récit de Tibère, mains sous la nuque.
— Claude trouve ce raisonnement ridicule, et moi je trouve ça formidable, dit Tibère pour conclure.
— C’est vrai que c’est bien pensé.
— Néron ne pense pas.
— Mais je ne vois pas l’évêque prendre le risque d’écrire des billets de ce genre. Il y a autre chose. Pour le moment, je n’ai pas d’idée.
— Depuis ce matin, vous n’avez plus aucune idée. À moi, cela me convient, mais vous, cela ne vous inquiète pas ?
Valence fit une grimace.
— Je ne sais pas, Tibère.
— Quand vous regardez le plafond de cette chambre, qu’est-ce que vous y voyez ?
— L’intérieur de ma tête.
— C’est comment ?
— Opaque. Ruggieri m’a appelé tout à heure. Ils ont trouvé des empreintes toutes récentes de doigts, masculins, chez Sainte-Conscience. On ne sait pas à qui elles appartiennent, mais elles ont sûrement été laissées par le visiteur. À part ça, il n’a encore rien découvert de spécial en fouillant l’appartement, à part quelques confessions pudiques où il ne se passe rien de grave. Est-ce qu’on parle de l’idée de votre ami Néron à Ruggieri ? Avec les empreintes, ce serait facile de vérifier s’il a raison.
— On n’en parle pas. Monseigneur a peut-être des motifs impérieux qu’il serait embarrassant de livrer aux flics sans savoir de quoi il retourne.
— Alors on attend. J’irai voir l’évêque demain. Toi, tu ne bouges surtout pas.
— Où en êtes-vous pour Laura ?
— Il me suffirait d’une impulsion pour la balancer.
— Économisez-vous, monsieur Valence.
Valence lui fit un signe des paupières et Tibère claqua la porte.
Huit jours exactement s’étaient écoulés depuis sa première visite matinale au Vatican. Valence monta le grand escalier de pierre qui lui était devenu familier et trouva la porte du bureau de Vitelli entrouverte. Dès le seuil, Valence remarqua que l’évêque était préoccupé. Il n’y avait aucun livre sur sa table, il ne travaillait pas.
— Dépêchez-vous, dit Vitelli avec lassitude. Dites-moi pourquoi vous êtes encore venu et laissez-moi seul ensuite.
Valence l’observait. Le visage de l’évêque était pris dans une réflexion exigeante qui cherchait à repousser toute sollicitation extérieure. Il avait une peine visible à parler. Valence avait déjà éprouvé ce genre d’abîme et il en était chaque fois resté un peu abruti. En ce moment, Lorenzo Vitelli était un peu abruti.
— Ruggieri a dû vous rapporter l’effraction constatée hier chez Maria Verdi. Il a dû vous décrire le visiteur.
— Oui.
— Qu’est-ce que Maria Verdi aurait pu avoir à cacher ?
Vitelli leva les bras et les laissa retomber sur son bureau.
— Les femmes… dit-il seulement.
Valence laissa passer quelques secondes.
— Néron pense que c’est vous qui êtes allé fouiller chez Maria Verdi.
— Les péroraisons de Néron vous intéressent à présent ?
— Parfois.
— Pourquoi moi ?
— L’anneau à la main droite qui vous a contraint à tendre la main gauche.
— Le motif de ma visite ?
— On peut tout supposer.
— Ne vous mettez pas dans l’embarras, je vois très bien le genre de choses que peut supposer Néron. Que pense Ruggieri de cette reconstitution singulière ?
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