L’homme qui s’apprêtait à éjecter le détritus de valet d’hôtel qui frappait sans déférence à sa porte retint son geste et modifia son expression. Galtier le laissa les regarder sans rien dire.
— Oui, dit l’homme. Je vois qui vous êtes. C’est vous qui avez mené l’enquête après la réception chez Gaylor, c’est cela n’est-ce pas ? Vous êtes les flics de l’autre soir ?
Galtier apprécia. C’était déjà un bon point. Pour qu’il les reconnaisse tous les deux aussi vite, il avait fallu que l’interrogatoire le concerne plus qu’il ne l’avait laissé paraître.
— Et alors ? reprit l’homme. Comment se fait-il que je vous trouve ici ? Il y a du neuf ? Et je vous en supplie inspecteur, ne me répondez surtout pas « les questions ici c’est moi qui les pose ». J’ai le droit de savoir ce qui me vaut cette visite.
« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour », pensa Galtier. Voilà, il savait à présent d’où venait cette phrase. Il regarda l’homme. Bien lui, c’était bien lui.
— Pouvons-nous entrer ? Où pouvons-nous nous installer ?
West les précéda dans le salon. Galtier prenait son temps et goûtait en esthète la contraction croissante de celui qu’il saisirait tout à l’heure par l’os de l’épaule.
— Est-ce que nous serons tranquilles ici ? questionna Galtier avant de s’asseoir, et il remarqua que West était vulgaire.
— Bien sûr. Il n’y a que ma femme et elle est à la salle d’eau. Ce qui nous garantit deux grandes heures de paix absolue. Je vous écoute. Et je vous en prie, soyez rapides, j’ai tellement de choses autrement plus intéressantes à faire.
— C’est aussi mon intention d’être rapide. Vous parlez très bien français, monsieur West.
— Ma gouvernante l’était. Est-ce cela qui vous intrigue ?
— Non. Faut-il revenir sur vos déclarations lors du premier interrogatoire, ou bien les maintenez-vous ?
— Je ne vois aucune raison de me dédire, inspecteur. Je suis toujours né à Lawrence en 1927.
— Ce soir-là, je vous ai demandé, à vous comme à tout le monde, si vous connaissiez Saldon. Vous avez dit que non. Peu m’importe à présent de le vérifier. Ce n’est en effet pas Saldon qu’on a cherché à tuer, c’est le peintre lui-même. R.S. Gaylor. Il y a eu erreur de meurtre.
— Ah tiens, c’est curieux ! Des gaffes comme celle-là, ça n’arrive pas tous les jours !
— En effet. Mais ce n’est pas une plaisanterie dont on peut rire, monsieur West. Vous avez bien connu Gaylor n’est-ce pas ?
— Non, pas exactement bien. Je ne l’ai fréquenté que durant les quelques mois qui ont précédé son départ. J’étais devenu riche et j’espérais placer dans la peinture. Comme je n’y connaissais rien, je me suis d’abord lié avec des marchands, et ce sont eux qui m’ont fait rencontrer Gaylor. Par la suite, nous avons été à beaucoup de grandes soirées ensemble. Mais il est parti trop tôt pour que j’aie le temps de conclure des marchés sérieux avec lui. Puis, l’envie m’a passé.
— Soyons précis. C’était en 1963.
— C’est cela, sûrement.
— À cette époque, vous savez mieux que moi que Gaylor fuyait ses anciens cercles mondains pour des activités plus occultes.
— Ce qui veut dire ?
— Que vous ne dites pas la vérité.
— Vraiment ?
— J’en suis navré. C’est dans les bars de Frisco que vous avez connu Gaylor.
West ne répondit pas et Galtier se leva. Il tira de sa poche la photo du Company qu’il fit glisser sur la table sans lâcher West du regard.
— C’est le jeune Louis qui l’a prise, il y a vingt-deux ans. Louis Vernon, qui a été assassiné cette semaine. Vous y portez une étrange tenue de grande soirée. Et pour le tout nouveau directeur de la Texas United que vous étiez alors, c’est même assez embêtant.
West resta un moment silencieux et accentua sa moue naturelle. Il fit un mouvement vers la photo.
— Vous aurez tout de suite compris, intervint Galtier, qu’il serait désastreux pour vous de tenter d’abîmer ce cliché. J’en ai conservé des doubles, bien entendu.
— Inspecteur, dit enfin West d’une voix lourde, vous m’accordez de curieuses pensées. Jamais je n’aurais la force de détruire un de mes portraits. Jamais. Quelle idée ! Et puis dites-moi, elle est amusante cette photo.
West la regarda d’un air complice puis s’éventa avec un moment. Il se leva pesamment, parce qu’il était gros, fit le tour de son fauteuil, s’accouda à son dossier, et sans quitter le visage de Galtier, appela.
— Evelyn, viens ici un instant. Je crois que monsieur l’inspecteur souhaite te soumettre quelque chose. Mais si, viens, tu verras c’est très distrayant, tu vas rire. Et l’inspecteur Galtier va rire aussi, ajouta-t-il d’un ton plus bas.
M me West accourait en peignoir de bain et Galtier se sentit très mal à l’aise, avec la sensation d’un mauvais coup à venir. À peine habillée, M me West n’avait pas l’air autrement troublée tant l’idée de plaire à Gérald semblait la préoccuper entièrement.
Galtier ferma les yeux à demi et lui trouva l’air encore plus stupide que la première fois qu’il l’avait vue. Elle prit place avec bruit dans un fauteuil et attendit que son mari dispose d’elle, sans même un signe pour les deux policiers.
— Vois-tu ma chère Evelyn, l’inspecteur Galtier s’est déplacé jusqu’ici, très aimablement, pour te raconter une petite histoire. Arrêtez-moi si je me trompe. Mais comme je connais déjà cette histoire, il ne voit aucun inconvénient à ce que je te la raconte moi-même. Ainsi gagnerons-nous du temps. Cela n’a pas l’air de vous faire plaisir inspecteur ? Ah tant pis. Figure-toi Evelyn, que la police s’est mis dans la tête que j’ai cherché à assassiner notre ami Gaylor l’autre soir. Hélas, en raison de ma myopie — oui, inspecteur, car je suis myope en plus, est-ce que cela n’est pas sensationnel ? — , j’ai commis une navrante erreur d’appréciation et j’ai liquidé un pauvre type dont personne n’avait rien à faire. C’est bête. Et tout cela pourquoi ? Mais pour la seule raison que si cette vieille photo accablante, et quelques autres sûrement, était parvenue entre tes mains justicières, il ne me restait plus qu’à serrer chemise et pantalon dans un torchon, planter le tout au bout d’un bâton, et reprendre ma route de dépravé solitaire et de coureur de dot. J’oubliais : depuis cette soirée, un autre homme est mort assassiné, le photographe précisément, et par mes soins naturellement, et pour les mêmes motifs. Qu’en dis-tu, ma riche, vengeresse et respectable épouse ?
M me West s’agita pour se donner le temps sans doute d’analyser cette longue suite de mots, et Gerald lui tendit le cliché avec un sourire.
— Gerald mais c’est toi ! dit-elle. Comme tu es réussi là-dessus, n’est-ce pas que tu es bien ?
— Certainement, dit Gerald.
— Est-ce que ce n’est pas le petit James à côté, sur ton épaule ? Non je ne crois pas. En tout cas il lui ressemble. Mais enfin inspecteur — et elle eut l’air brusquement de comprendre de quoi il était question —, j’espère que vous n’avez pas l’intention d’embêter Gerald avec ces vieilles histoires ? Si ? Un homme a le droit de se distraire quand il est jeune tout de même ! Et je préfère vous le dire tout de suite, ce n’est peut-être pas la coutume en France, mais j’ai toujours voulu laisser Gerald s’amuser comme il l’entendait. N’est-ce pas, Gerald ? Et sans me mêler de ses affaires. Gerald n’était plus un jeune homme quand nous nous sommes mariés, il avait des tas d’anciens amis auxquels il tenait. Et je lui ai toujours dit que la seule chose qui m’importait, c’était qu’il ne les amène pas à la maison, n’est-ce pas Gerald, que c’est ce que j’ai toujours dit ? D’ailleurs tu t’es bien vite lassé de tout cela, c’est ce que j’avais toujours dit aussi. Et vraiment inspecteur, je ne comprends pas en quoi vous pouvez vous sentir concerné. Vos insinuations sont très déplaisantes. Très.
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