— Il y avait une pointe, un clou quoi, dans la plus grosse voiture, la reine de la collection, précisa sa mère. Elle faisait un bruit de sonnaille, vous savez cette clochette pour vache. Les gendarmes l’ont trouvée et ont aussi emporté celle-là.
— Mais elle n’était pas marquée, répliqua Julia, qui, aussitôt, réalisa sa gaffe.
Son frère, en train d’explorer le congélateur, se retourna, toujours avec son sourire habituel sur les lèvres mais depuis peu celui-ci se délitait en imperceptibles nuances, en crispations. Et celui qu’il présentait à ce moment-là n’avait rien de très serein.
— Comment le sais-tu qu’elle n’était pas marquée ?
— Je les ai toutes examinées suite à la trouvaille de Serge, le gamin de Bandol, qui portait, elle, cette griffe.
— Et tu n’as pas entendu la pointe tinter comme dans un grelot ? fit-il plus qu’agacé. Eh oui, ma chère soeur, Manuel a su trouver une pointe et s’en est servi pour graver le début de son prénom à l’envers de ses miniatures. C’est tout simple. Il est donc capable de deux actions simultanées.
Elle préféra abandonner, dit que probablement ce clou, ou cette pointe, s’était coincé à l’intérieur du modèle réduit où les aménagements étaient fidèlement reproduits, ce qui expliquait qu’elle ne l’ait pas découverte.
— On pourrait commander une pizza ou ce que vous voudrez, proposa Astrid, soupçonnant un relent de querelle dans les répliques trop rapides de ses jumeaux. Voyons, quelle boutique livre aussi bien à midi que le soir ? Les gens qui travaillent en temps continu ont besoin de manger eux aussi et le font sur place en passant commande par téléphone !
Négligeant le décrochage conciliant de sa soeur, Julien poursuivait sa petite offensive hargneuse :
— Tu sais quoi, ma vieille ? Tu manques d’humanité et d’affection fraternelle, car tu fais de Manuel un débile profond en laissant entendre qu’il ne peut faire deux choses en même temps. Tu avais déjà fait part à maman de cette appréciation déplaisante sur notre frère, et j’estime que c’est vraiment choquant, indigne d’une soeur.
— Voyons Julien, assez de mélodrame pour aujourd’hui, j’en ai eu mon lot avec Ginette. Julia ne cherche qu’à vérifier chaque chose pour comprendre ce que Manuel a bien pu décider de faire. Venez plutôt m’aider à trouver sur les pages jaunes une pizzeria qui veuille bien nous livrer dans moins d’une heure. Ou bien un chinois, et il y a aussi un indien qui propose des plats chauds. À moins que l’un de vous n’aille jusqu’au McDo le plus proche.
La pizza se desséchait dans son carton, dont Astrid avait détaché le couvercle. Ils en avaient laissé plus de la moitié.
— Je vais téléphoner à Ginette, répétait-elle pour la troisième fois. Je ne me sens pas capable d’attendre jusqu’à demain huit heures pour savoir si elle nous quitte ou si elle continue.
— Je le fais, décida Julia, tu as son numéro ?
— Non, attends, c’est peut-être trop brutal. Attends ce soir.
— Si elle nous quitte, comment ferons-nous avec le bébé ?
Elle fixait tranquillement son frère qui tailladait sa part intacte de Margarita avec un couteau très pointu. Il tourna la tête vers Astrid, et non vers elle.
— Quel bébé ?
— Le mien, qui naîtra… fin octobre, murmura Astrid, confuse.
La main bronzée se crispa sur le manche du couteau et celui-ci se tendit, très brièvement, en direction d’Astrid avant de retomber sur la table de la cuisine.
— Est-ce un jour à blagues ? demanda Julien avec un sourire éteint.
— Je ne plaisante pas, répondit Astrid, livide.
Julia aurait parié que jamais elle n’aurait osé révéler sa grossesse à Julien, attendant que sa fille le fasse. Pudeur ? Prudence ?
— Mais papa…
— Je suis divorcée, majeure, cria Astrid se libérant, même maladroitement, de ses blocages. J’accoucherai d’un petit garçon fin octobre. Je vous concède le soin de choisir vous-mêmes le prénom, mais en cas de litige je trancherai. Voilà.
Julien se leva, sortit. Son scooter hurla plus que d’habitude lorsqu’il franchit la grille.
— Ce qu’il y a de bien avec la pizza dans son carton, c’est l’absence de vaisselle, dit Astrid. Je vais me reposer un peu.
Lorsqu’elle eut nettoyé les couteaux, tous dentelés et pointus, Julia les rangea sans crainte. L’art subtil de se débarrasser des êtres encombrants méprisait les armes conventionnelles.
L’absence de Julien ne dépassa pas les huit heures du soir et il rejoignit sa mère et sa jumelle dans le salon.
— J’ai mangé au McDo, précisa-t-il, devançant l’inquiétude maternelle rituelle.
— Veinard, dit Astrid, nous avons avalé un potage verdâtre répugnant sorti d’un sachet.
Julia avait décidé que c’était maintenant ou jamais qu’elle établirait les nouvelles conditions de leur vie commune.
— Si Ginette ne revient pas, ce sera la quatrième disparition en quelques années d’un être faisant partie de notre cadre familier. Le premier, Arthur Herkinson, notre père, a choisi de retourner dans sa chère Amérique…
— En aurais-tu souffert ? s’étonna Astrid.
— Je ne sais pas. Par contre, j’ai cru longtemps que je ne me consolerais jamais de la disparition de Zoup, mais je ne pouvais prévoir combien nous serions autrement malheureux, angoissés, avec la disparition de Manuel. Peut-être que l’un de nous sait ou suppose quelque chose mais refuse d’en parler, ou n’ose pas.
Sa mère secoua la tête, regarda ses jumeaux avec appréhension, comprit qu’elle ne devait pas s’attarder ce soir-là avec eux. Elle dit qu’elle allait se coucher, qu’elle avait eu sa part d’émotions pour la journée.
— J’irai voir si tu as besoin de quelque chose tout à l’heure. Repose-toi au mieux en t’écartelant, bras et jambes étirés sur toute la largeur du lit.
Ils se levèrent pour l’embrasser. Elle sortit et Julia se rassit. Julien hésitait, regardant la porte.
— Non, dit sa soeur, j’ai quelque chose à te montrer.
Il baissa vers elle un regard condescendant :
— Fous-moi la paix.
— Ceci, cette chose blanchâtre n’est autre qu’un Smarties retrouvé dans les ateliers, près d’une des cuves de décapant, certainement un acide. Ça ne signifierait rien s’il n’y avait déjà eu ce jeu pour satisfaire la vitalité de Zoup. Zoup nous réjouissait tant qu’il n’était pas amputé et dès lors, attendrissant, il a été recueilli comme un bébé chéri par maman dans son lit, chaque nuit, occupant une place exclusive. Malgré sa patte absente, Zoup restait très joueur. On a essayé le coup des Smarties à l’intérieur de la maison, mais lui, ce qu’il voulait, c’était le jardin et le plus d’espace possible. C’est au cours d’un dernier jeu organisé à l’insu de certains d’entre nous qu’il a disparu.
— Tu délires, ma pauvre fille. J’en ai assez entendu ce soir.
— Il est fort possible que ce même type de jeu ait servi pour diriger Manuel vers les cuves des ateliers, où l’on retrouvera peut-être une miniature de 2 CV griffée. Sais-tu que le récépissé des gendarmes ne fait mention que de seize miniatures griffées emportées pour analyse ? Plus la grosse. Qu’est devenue la dix-septième, crois-tu ? Qui peut-être porte des empreintes accusatrices ? On reliera les deux jeux, celui des Smarties, celui des miniatures, la fausse piste avec cette miniature retrouvée par le gosse de Bandol, alors que Manuel n’a jamais pris ce train, les allers et retours à Marseille, toute cette machination qui ne peut être née que dans un esprit pervers, relevant plus de l’hôpital psychiatrique que de la prison.
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