Georges-Jean Arnaud - Les lacets du piège

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Vergara aurait voulu se boucher les oreilles pour ne pas entendre les fracas successifs de la voiture dé sport s'écrasant de rocher en rocher avant d'atteindre le fond du précipice, mais ses mains étaient encombrées des pancartes routières qu'il se hâtait d'enlever. Chiva s'impatientait déjà, installé dans son panier qu'il allait descendre à la force du poignet jusqu'à l'épave de la voiture.
En bas, le cul-de-jatte se débrouillerait. merveilleusement malgré son infirmité pour fouiller les portefeuilles, les sacs à main, entasser les jumelles, les appareils de photo et de cinéma, tous les objets de valeur.
Jadis, il y avait des gens qui envoyaient les navires se fracasser sur les côtes inhospitalières. On les appelait des naufrageurs. Vergara et Chiva étaient devenus les naufrageurs de la route.

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Chiva inclina la tête.

— Je te promets de ne pas l’utiliser si une seule personne nous dit qu’une route est en train de se construire quelque part. Même si elle ne nous donne qu’un renseignement très vague.

Tout de suite après le col, Vergara découvrit un emplacement parfait pour la nuit. Un vaste espace plat au bout duquel poussait un grand pin parasol. Il arrêta la camionnette sous l’arbre.

— Donne-moi à boire, dit Chiva.

— De l’eau ?

— Du vin.

Lorsqu’il lui rendit la bouteille, il vit qu’il en manquait une bonne hauteur.

— Bonsoir, dit Chiva en s’allongeant sur la banquette.

Vergara regagna sa paillasse et s’y allongea. À travers une déchirure de la bâche, il apercevait les branches de pin au-dessus de lui et il en tombait des odeurs de résine. Chiva s’endormit avant lui et ronfla comme d’habitude jusqu’à ce qu’il change de position.

La fraîcheur du petit matin les réveilla.

— Je boirais bien un café, dit Chiva.

Le premier restaurant qui se présenta leur parut trop luxueux et ils continuèrent jusqu’à l’embranchement du village que leur avait indiqué le pompiste.

Un petit restaurant ouvrait ses portes lorsque Vergara immobilisa la camionnette devant. Il porta Chiva jusqu’à une chaise de l’intérieur, sous l’œil indifférent des patrons.

— Du café, commanda-t-il.

— On peut avoir un casse-croûte ? demanda Chiva.

On les servit en silence. L’infirme mangeait avec appétit, puis il commanda un paquet de cigarettes. Vergara resta muet et désapprobateur.

— On nous a parlé d’une route en construction dans la Sierra, dit Chiva après avoir allumé sa première cigarette. Nous la cherchons pour nous embaucher.

— Pas de route dans le coin, dit l’homme brutalement. On a réparé la nationale tout de suite après la déviation. Maintenant, nous ne voyons plus personne. Avant, les touristes s’arrêtaient toujours.

Chiva regarda son ami d’un air goguenard, cligna de l’œil comme si la fumée le gênait.

— C’est le progrès, répondit-il d’un ton léger. Les touristes sont en train de faire la prospérité de l’Espagne. Il faut bien que quelques-uns en souffrent.

L’homme grogna :

— Avant, tout allait bien mieux. D’où venez-vous ?

— De la côte. Les touristes nous en ont chassés. Il n’y a plus de travail pour nous.

— Paraît qu’on construit de grands immeubles, pourtant.

— Oui, mais les entrepreneurs viennent avec leurs ouvriers de Madrid ou de Barcelone.

Le patron vint s’asseoir en face d’eux, avec une bouteille de cognac et trois verres.

— Mais quel genre de travail faisiez-vous ?

Chiva le lui expliqua complaisamment, insistant un peu trop sur leurs difficultés. Vergara n’avait pas touché au cognac lorsqu’il se décida et vida son verre d’un coup.

— Il faut que nous trouvions cette route, disait Chiva. Nous avons encore quelques économies, mais elles fondent vite.

— Ici, il n’y a pas de puits. L’eau vient des sources. Mais je n’ai jamais entendu parler de cette route de montagne. Il s’agirait d’une transversale venant de Tolède, alors ?

Mais les deux hommes n’en savaient rien. Vergara se pencha brusquement en avant :

— Qui peut nous renseigner ici ? C’est très important pour nous. Si nous ne trouvons pas cette route et du travail, tout ira très mal pour nous.

Le patron de l’auberge se rejeta en arrière, effrayé par la violence contenue dans ces paroles.

Que va ! Tout s’arrange un jour ou l’autre. Votre ami dit que vous avez des économies.

— Lorsqu’on y touchera, nous serons perdus, dit Vergara.

Il se leva, jeta sur la table le dernier billet qui lui restait. L’homme ne lui rendit que quelques pièces.

— Vous rencontrerez plus haut des cantonniers. Il y a mon cousin, Fualga. Demandez-le. Il vous dira peut-être où se trouve cette route en construction, mais, croyez-le bien, je n’en ai jamais entendu parler ici.

Effectivement, à quelques kilomètres du village, ils furent ralentis par des travaux. Vergara rangea la camionnette sur le bas-côté de la route, partit à la recherche de Fualga, le cousin de l’aubergiste. On lui désigna un gros homme portant un chapeau de paille pointu qui surveillait des terrassiers.

— Une route en construction dans la Sierra de Segura ! s’exclama-t-il. Qui vous a raconté cette bêtise ?

Il partit d’un rire énorme et raconta la chose à ses compagnons. Vergara se sentait humilié, mais il s’accrochait encore à un espoir très faible.

— Pouvez-vous demander à votre chef, là-bas ?

— Le déranger pour si peu ?

— Votre cousin l’aubergiste m’a dit que vous me rendriez ce service.

Le gros homme lui jeta un regard irrité, puis consentit à se diriger vers son chef, suivi de Vergara. Au passage, il essaya de capter le regard de Chiva, mais l’infirme parlait à Tico, installé devant lui, et ne se souciait absolument pas de ses démarches. Il eut l’impression fugitive que Chiva ne s’inquiéterait plus ni de route en construction ni du travail.

Le chef, qui portait des lunettes de motard et des gants pour se protéger de la poussière, secoua la tête sans même regarder Vergara, et Fualga vint lui rapporter la réponse.

— Pas de route. Vous vous êtes trompés.

— Et du travail ? Il y en a, du travail ?

Cette fois, il eut l’impression que le gros homme allait éclater de colère.

— Du travail ? D’où viens-tu d’abord ?

— De la côte.

— Eh bien ! retournes-y. Là-bas, il y a du travail. On construit des villes entières pour les étrangers. Des hommes de par ici sont partis là-bas pour gagner leur pain avec leurs femmes qui feront des ménages. Mais ici, il n’y a rien. Nous autres sommes des fonctionnaires et c’est tout à fait autre chose. Maintenant, laisse-moi travailler. Nous devons avoir fini avant la sieste.

Chiva ne lui posa aucune question lorsqu’il s’installa à son volant. Il raccrocha la cage de Tico et sortit son paquet de cigarettes, en alluma deux. Il glissa l’une d’elles entre les lèvres sèches de son ami.

— Ils ne savaient rien de la route, dit Vergara.

— Mais bien sûr, dit Chiva. Personne n’en sait rien et nous ne la trouverons pas. On se débarrasse de nous, on nous rejette. Très poliment pour le moment, mais si un jour nous nous avisions de trop insister, ils ne prendront plus de précautions. Une seule chose forcera leur respect.

Il sortit l’argent des deux Françaises de sa poche.

— Ça. Tant que nous en aurons, nous pourrons poser des questions et ils y répondront. Mais si nous en manquons par trop, ce sera tout autre chose et maintenant je suis bien décidé à ne plus en manquer. J’ai tout supporté depuis ma naissance, la pitié, la moquerie et le dur travail que nous avons fourni tous les deux. Maintenant, c’est fini.

— Tu ne trouveras pas toutes les semaines une voiture accidentée à piller.

Chiva sourit.

— Pourquoi pas ? Mais tu ne comprends pas que cette nuit, pour la première fois depuis des années, nous avons eu de la chance ? Une fortune nous est tombée du ciel.

Il se renversa en arrière, la cigarette piquée vers le pare-brise.

— Tout le monde nous rejette. Moi parce que je suis infirme, et toi parce que tu ne veux pas me quitter. Dans une société décente, on m’aurait appris un métier.

Il tendit ses deux mains en avant.

— Je suis très habile de mes doigts. Je pourrais faire des montages de petits appareils électriques ou mécaniques, faire des écritures, mais comment y aurait-il de la place pour moi alors qu’un homme entier n’en trouve pas ? Je ne peux même pas partir à l’étranger, ils ne me laisseraient pas entrer chez eux, les Français, les Suisses ou les Allemands. Alors, il faut mourir ?

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