Sans blague ! Ambra était restée immobile, se retenant de se retourner pour lever ostensiblement les yeux au ciel. Durant ce genre de soirée, les musées attiraient autant de lourdauds que d’amateurs d’art.
— ¿ Qué crees que significa ? avait insisté l’homme. Vous savez ce que cela signifie ?
Elle lui avait répondu en anglais, espérant que parler une langue étrangère ferait fuir l’importun :
— Aucune idée, avait-elle menti. Mais ça me plaît.
— Moi aussi, ça me plaît, avait renchéri l’inconnu dans un anglais oxfordien. Mallo était tellement en avance sur son temps. Malheureusement, pour un profane, cette beauté empêche d’en saisir la profondeur. (Il avait gardé le silence un instant pour ménager son effet.) Une femme comme vous doit rencontrer constamment ce genre de problème, non ?
Au secours ! De la drague d’il y a deux cents ans ! s’était-elle dit en se retournant avec un sourire poli.
— Monsieur, c’est très aimable de votre part mais…
La jeune femme s’était figée.
— Oh… Vous êtes…
— Présomptueux ? avait suggéré l’homme. Maladroit ? Veuillez me pardonner, je vis dans un monde protégé. Je ne suis pas très habitué à ce genre de chose. Je m’appelle Julián.
— Je connais votre nom.
Malgré elle, Ambra avait rougi en serrant la main du futur roi d’Espagne. Il était bien plus grand qu’elle ne l’imaginait, avec des yeux doux et un gentil sourire.
— Je ne m’attendais pas à vous voir ici, avait-elle repris en retrouvant ses esprits. Je vous pensais plus Prado… Goya, Velázquez… Les classiques quoi.
— Vous voulez dire conservateur et vieux jeu ? Vous devez me confondre avec mon père. Mallo et Miró ont toujours été mes peintres favoris.
Ambra et le prince avaient parlé plusieurs minutes. Elle avait été impressionnée par ses connaissances en art. Cela dit, ayant grandi au Palais royal où se trouvait l’une des plus belles collections de peintures du pays, il y avait sans doute eu un Greco original au-dessus de son berceau !
— Je ne veux pas aller trop vite, avait annoncé le prince en lui tendant une carte de visite dorée à l’or fin, mais j’aimerais beaucoup que vous vous joigniez à moi pour un dîner demain soir. Mon numéro personnel est sur cette carte. Appelez-moi pour me donner votre réponse.
— Un dîner ? Vous ne connaissez même pas mon nom.
— Ambra Vidal. Vous avez trente-neuf ans. Diplômée en histoire de l’art de l’université de Salamanque, vous êtes la directrice du musée Guggenheim de Bilbao. Vous êtes récemment intervenue au sujet de la controverse suscitée par les dessins de Luis Quiles. Je suis d’accord avec vous : ses images satiriques, même si elles sont un miroir saisissant de notre monde moderne, ne sont pas appropriées pour les jeunes enfants. En revanche, je ne vous suis pas quand vous déclarez que son travail est dans la même veine que Banksy. Vous n’avez jamais été mariée. Vous n’avez pas d’enfants. Et vous êtes magnifique dans cette robe noire.
Ambra en était restée bouche bée.
— Ce n’est pas vrai. Ne me dites pas que ce genre d’approche marche avec les femmes ?
— Je ne sais pas, avait-il répondu dans un sourire. Je vais le savoir bientôt.
Sur ces entrefaites, des agents de la Guardia Real étaient apparus et avaient entraîné le prince vers un groupe de VIP.
Serrant la carte de visite dans ses mains, Ambra avait été troublée. Cela ne lui était pas arrivé depuis des années.
Un prince était venu lui proposer un rendez-vous !
Dans sa jeunesse, Ambra était une grande fille dégingandée. Et les garçons avec lesquels elle était sortie avaient toujours été à l’aise avec elle. Mais plus tard, quand sa beauté était devenue exceptionnelle, les hommes étaient devenus timides, gauches, et bien trop respectueux. Et ce soir-là, un homme puissant était venu l’aborder tout en restant maître du jeu. Elle avait soudain eu la sensation d’être juste une femme. Une femme beaucoup plus jeune.
Le lendemain soir, un chauffeur était venu la chercher à son hôtel pour l’emmener au Palais royal. Elle s’était retrouvée assise à côté du prince à une table de vingt convives — des gens importants, dans le domaine culturel ou politique. Le prince l’avait présentée comme « sa charmante nouvelle amie » et avait adroitement orienté la conversation sur l’art afin qu’Ambra pût y participer pleinement. Bien sûr, elle avait compris qu’elle passait une sorte d’audition, mais cela ne l’avait pas dérangée. Au contraire elle s’était sentie flattée.
À la fin du dîner, Julián l’avait entraînée à l’écart.
— J’espère que vous ne vous êtes pas ennuyée. J’aimerais beaucoup vous revoir. (Il lui avait souri.) Jeudi soir ?
— C’est très aimable à vous. Mais je repars demain matin pour Bilbao.
— Eh bien, c’est moi qui me déplacerai. Vous êtes déjà allée à l’Etxanobe ?
Ambra n’avait pu s’empêcher de rire. L’Etxanobe était l’un des restaurants les plus prisés de Bilbao. La Mecque des amateurs d’art — une décoration avant-gardiste et une cuisine colorée. Les clients avaient l’impression de dîner au milieu d’un tableau de Chagall.
— C’est une charmante idée, avait-elle répondu.
Attablé à l’Etxanobe, devant un mi-cuit de thon au sumac farci aux asperges, Julián lui avait raconté les défis politiques qui l’attendaient quand il sortirait de la coupe de son père. Il avait également évoqué les pressions que subissait un prince. Ambra avait vu en lui le petit garçon qu’il avait été, cloîtré, à l’écart du monde, mais aussi l’essence d’un monarque ayant une passion pour son pays. La combinaison était irrésistible.
Ce soir-là, quand les gardes avaient ramené Julián à son jet, Ambra avait su qu’elle était amoureuse.
Mais tu le connais à peine ! avait-elle pensé.
Les mois suivants s’étaient écoulés en un rien de temps. Julián et Ambra ne s’étaient plus quittés — dîners au Palais, pique-niques dans les jardins de sa propriété, et même cinéma en matinée. Leur relation était si naturelle. Jamais Ambra n’avait été aussi heureuse. Julián était charmant, et de la vieille école ; il lui tenait la main, lui volait un baiser, sans jamais aller plus loin. Et Ambra appréciait ces manières.
Trois semaines plus tôt, la jeune femme, qui se trouvait à Madrid, avait été invitée à la télévision pour parler des nouvelles expositions au Guggenheim. La matinale de la RTVE était suivie par des millions de téléspectateurs dans tout le pays et Ambra s’était sentie un peu tendue. En même temps, cela faisait une excellente publicité pour le musée.
La veille, Julián et elle avaient partagé un délicieux dîner à la Trattoria Malatesta, puis s’étaient promenés dans les allées du Parc du Retiro. En regardant les gens pousser leur landau, entourés d’enfants turbulents, Ambra avait éprouvé de la paix et savouré l’instant.
— Tu aimes les enfants ? avait demandé Julián.
— Je les adore, avait-elle répondu en toute honnêteté. Parfois, je me dis qu’ils sont la seule chose qui manque à ma vie.
Le visage de Julián s’était éclairé.
— Je connais cette sensation.
Comme il la regardait avec gravité, Ambra soudain avait compris pourquoi il avait posé cette question. Une bouffée de terreur s’était emparée d’elle.
Dis-lui ! Dis-lui !
Elle avait voulu parler, mais aucun son n’était sorti de sa gorge.
— Tout va bien ? avait-il demandé, inquiet.
Ambra avait souri.
— C’est juste l’émission de télé, demain. Je suis un peu nerveuse.
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