Ces derniers mots planèrent dans l’air. Il y eut un long silence.
Puis, soudain, la voix d’Edmond Kirsch retentit de nouveau :
— Oui, professeur Langdon ! C’est exactement ce qui va se passer ! Les générations futures se demanderont comment une société technologiquement aussi avancée a pu continuer à croire aux mythes de nos religions actuelles.
Dans le ciel, se succédaient en staccato des figures emblématiques : Adam et Ève, une femme en burka, un hindou marchant sur des braises.
— Si ces prochaines générations s’intéressent à nos traditions, reprit Kirsch en baissant le ton, elles seront persuadées que nous étions en pleine ignorance. Elles se moqueront bien de nous et de nos croyances : notre naissance dans un jardin magique, notre créateur exigeant que les femmes soient voilées, la nécessité de brûler son corps pour honorer les dieux.
D’autres images rituelles apparurent, provenant des quatre coins de la planète : exorcismes, baptêmes, flagellations, supplices corporels, sacrifices d’animaux. La série se termina par une vidéo dérangeante. Un hindou secouant un bébé en haut d’une tour avant de le lâcher dans le vide, sur une hauteur de quinze mètres, jusqu’à ce qu’il atterrisse dans une couverture tendue par des villageois en liesse.
Langdon se souvenait de cette pratique en Inde. Les parents espéraient ainsi attirer la faveur des dieux pour leur enfant.
La voix de Kirsch résonna une nouvelle fois dans les ténèbres :
— Comment un esprit moderne, doué d’une telle intelligence analytique, peut-il accepter des croyances religieuses qui ne résisteraient pas au premier examen ?
Au plafond, les étoiles se rallumèrent.
— En fait, la réponse est très simple.
Les constellations se mirent à briller plus fort. Des lignes lumineuses jaillirent, les reliant pour former un réseau scintillant.
Des neurones…, comprit Langdon.
— C’est à cause de la structure même de notre cerveau.
Au-dessus de leurs têtes, des jonctions palpitèrent, envoyant des impulsions électriques dans la myriade de fibres.
— Comme un ordinateur organique, continua Edmond Kirsch, notre cerveau a un système d’exploitation : une série de règles qui organisent et gèrent le flux chaotique d’informations au fil de la journée — des mots, une chanson connue, le bruit d’une sirène, le goût du chocolat. Comme vous l’imaginez, ce flux est frénétique et ininterrompu, et notre cerveau doit tirer du sens de tout cela. C’est précisément la programmation de notre système interne d’exploitation qui définit notre perception de la réalité. Malheureusement, celui qui a écrit le programme avait un sens tordu de l’humour. En d’autres termes, ce n’est pas de notre fait si nous croyons à ces sornettes.
Les synapses dans le ciel se réorganisèrent pour former des images familières : des cartes du tarot, Jésus marchant sur l’eau, L. Ron Hubbard et son Église de scientologie, Osiris le dieu égyptien, Ganesh, l’éléphant à quatre bras des hindous, une statue de la Vierge Marie versant de véritables larmes.
— En tant que programmeur moi-même, je m’interroge : quelles lignes de commande dans notre OS peuvent-elles être à l’origine d’un tel illogisme ? Si on pouvait y regarder de plus près, on trouverait sans doute quelque chose comme ça.
Deux instructions s’affichèrent dans le ciel :
CHASSER LE CHAOS
CRÉER DE L’ORDRE
— C’est notre programme central. Et c’est exactement ce que font les humains. Ils luttent contre le chaos. Et favorisent toujours l’ordre.
Une cacophonie de notes discordantes emplit soudain la salle, comme si un enfant malmenait les touches d’un piano. Langdon, ainsi que le reste de l’assistance, se raidit.
— C’est insupportable, n’est-ce pas ! lança la voix de Kirsch. Et pourtant si nous arrangeons ces mêmes notes dans un certain « ordre »…
L’aléatoire céda peu à peu le pas à une mélodie apaisante : le Clair de Lune de Debussy.
La tension dans la salle disparut dans l’instant.
— Notre cerveau apprécie. Mêmes notes. Même instrument. Mais Debussy a créé de l’ordre. Et c’est cette inclination pour l’ordre qui incite les hommes à terminer des puzzles ou à mettre d’équerre des tableaux sur un mur. Notre propension à l’organisation est inscrite dans nos gènes. Et il n’est pas surprenant que la plus grande invention humaine soit une machine qui arrange le chaos. L’ordinateur, « celui qui crée de l’ordre ».
L’image d’un supercalculateur apparut, avec un jeune homme assis derrière le terminal.
— Imaginez que vous ayez à votre disposition une machine ayant compilé toutes les connaissances du monde et que l’on vous autorise à lui poser les questions que vous voulez. Il y a fort à parier qu’il y aura dans le lot l’une des deux questions qui hantent l’humain depuis qu’il a acquis une conscience.
L’opérateur tapa au clavier et le texte s’inscrivit dans le ciel :
D’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
— En d’autres termes, reprit Edmond, vous voudrez connaître nos origines et notre avenir. Mais quand vous posez cette question à un ordinateur, voilà ce qu’il répond :
Données Insuffisantes. Aucune Réponse Possible.
— Ça ne nous avance guère. Mais cela a le mérite d’être honnête.
Au plafond, l’image d’un cerveau remplaça la machine.
— Mais que se passe-t-il si l’on pose la question « d’où venons-nous » à un ordinateur biologique ? La réponse n’est pas du tout la même.
Du cerveau jaillit un flot de représentations religieuses : Dieu insufflant la vie dans Adam, Prométhée fabriquant avec de la boue le premier cerveau humain, Brahma créant des hommes à partir de morceaux de son propre corps, un dieu africain traversant les nuages pour déposer deux humains sur terre, un autre, nordique celui-là, façonnant un homme et une femme dans du bois flotté.
— Et si on lui demande : « Où allons-nous ? »
De nouvelles images s’échappèrent du cerveau : des cieux d’une blancheur immaculée, des brasiers ardents, des hiéroglyphes du Livre des morts des anciens Égyptiens , des pierres pour faciliter le voyage astral, la vision des Champs Élysées dans la Grèce antique, le Guilgoul haNeshamot des kabbalistes, le septénaire de la Société théosophique.
— Pour l’esprit humain, n’importe quelle réponse vaut mieux qu’aucune. On n’aime pas lire : « Données insuffisantes. » Notre cerveau en invente donc, dans le but de nous donner une illusion d’ordre. Autrement dit, il nous bricole une myriade de mythes, de cultes et de divinités pour nous rassurer, nous laisser croire qu’il y a un ordre et une structure qui nous demeurent invisibles.
Les images religieuses défilaient et le ton de Kirsch monta :
— D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Ces questions fondamentales sont mon obsession depuis toujours. Pendant des années, j’ai rêvé de trouver la réponse. (Kirsch marqua une pause avant de reprendre, plus grave :) Malheureusement, à cause des dogmes religieux, des millions de personnes pensent connaître la réponse à ces deux questions. Et parce que chaque religion donne des réponses différentes, les gens se font la guerre pour décider qui détient les bonnes, quelle version de Dieu est la Seule et l’Unique.
Il y eut dans le ciel des explosions, de la mitraille, un diaporama décrivant les guerres de religion avec leur cohorte de réfugiés, de familles déplacées, de morts.
— Depuis le début de l’histoire humaine, notre espèce est prise sous ce feu croisé — athées, chrétiens, musulmans, juifs, hindouistes et autres cultes — et la seule chose qui nous unit, que nous partageons tous, c’est notre désir de paix.
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